A propos du livre de Gabriel Martinez-Gros, « Fascination du djihad, fureurs islamistes et défaite de la paix« , PUF, 2016
A l’heure des batailles de Mossoul et de Raqqa, Gabriel Martinez-Gros, dans un livre à la fois très bref et plein de profondeur historique, nous met en garde : le djihad est mondial et, depuis des décennies, battu ici, se renforce ailleurs.
L’auteur s’attache à nous alerter sur les faiblesses de nos sociétés face au djihadisme en s’inspirant du modèle d’analyse d’ Ibn Khaldoun (1332-1406) l’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations, et en décentrant le regard de l’occident.
Spécialiste des Empires, il commence sa démonstration par une comparaison du modèle impérial et du modèle étatique occidental dans l’accumulation des richesses et l’expansion de la civilisation. Le point central de sa démonstration est que la forme impériale décrite par Ibn Khaldoun se différencie de la forme occidentale de l’Etat par la guerre : dans l’Empire la guerre est confiée à des groupes minoritaires, les « bédouins » ( selon le nom que leur donne Ibn Khaldoun) tandis que l’immense majorité, les « sédentaires », pacifique est en charge de la production ; dans la forme occidentale de l’Etat il faut armer le peuple, les deux fonctions sont exercées par les mêmes individus puisque le citoyen est à la fois travailleur et soldat. Or, le modèle occidental est aujourd’hui mis à mal par la concomitance de l’émergence d’une menace des marges (des « bedouins ») contre le centre (les « sédentaires »), une menace dont le djihadisme fait une guerre, et du désarmement de nos sociétés. Nous sommes entrés dans une période « impériale » au sens du théoricien de la civilisation du XIVe siècle.
L’émergence des tribus pillardes
L’auteur relève que les indéniables avancées de la civilisation des dernières décennies laissent subsister
des poches de résistance qui cultivent des formes de refus et de violence d’autant plus radicales qu’elles sont plus efficaces face à des populations majoritaires de plus en plus désarmées matériellement et psychologiquement par leur sédentarisation, c’est à dire par les protections mêmes que leur offrent les Etats. En un mot. Notre monde moderne est en train de recréer des tribus pillardes, des confins barbares, d’abord et avant tout parce qu’il existe un monde à piller, un monde sédentaire au sens d’Ibn Khaldoun, un monde éduqué, ouvert, attaché à produire et à échanger beaucoup plus qu’à se défendre.
Ces confins dissidents se renforcent en particulier là où sévit la « crise », c’est à dire le ralentissement sans doute à terme durable de l’économie, d’autant que les Etats appauvris par la crise en Amérique latine et dans le monde musulman abandonnent – et abandonneront toujours plus – les quartiers et réglons insolvables à la friche, donc à des solidarités nécessairement violentes, qu’il s’agisse de la criminalité organisée en Amérique latine ou de l’islamisme dans les pays musulmans.
Le discours victimaire a partout échoué et échoue à rendre compte de la réalité. Dans toute l’Europe comme aux Etats-Unis, Je combat mené par tous les gouvernements depuis un quart de siècle contre la dérive délinquante de la jeunesse des quartiers sensibles n’a pas donné les résultats escomptés au temps de la prospérité et la crise et l’austérité ne manqueront pas d’aggraver la situation. Ces territoires marginaux ne sont pas vus pour ce qu’ils sont : non pas seulement des quartiers pauvres ou déshérités, mais des dissidences.
Le djihadisme, islamisation de la violence et violence de l’Islam
Pour Ibn Khaldoun, c’est sur la fragmentation des « bédouins » que repose la fragile tranquillité du monde sédentaire. Or, le djihadisme a l’ambition d’utiliser ces marges en vue d’une conquête. Répandu de la Mauritanie au Xinjiang, aucun échec partiel n’a-renversé son essor. Un revers au Nigerïa est compensé par un succès en Syrie, un recul en Irak par une avancée en Afghanistan. Pour l’heure, cette menace est la seule qui vise l’ordre global et qui engage de front la guerre contre lui.
L’offre djihadiste opère une « islamisation de la violence des banlieues », mais, pour l’auteur, cela ne disculpe en rien l’Islamisme ou l’Islam, contrairement au but poursuivi par ceux qui insistent sur cet aspect. Il est en effet impossible d’analyser un phénomène ethnologique, sociologique, historique – hors des mots dans lesquels il se donne et ce choix de l‘Islam, effectué par des millions de militants dans le monde, n’est ni fortuit, ni superficiel.
Il s’enracine dans un Islam qui, aux yeux d’Ibn Khaldoun, dans son principe et ses premiers développements historiques, est inséparable du djihad car l’islam est le seul monothéisme qui implique les devoirs de la guerre dans ceux de la religion. Le djihadisme se nourrit d’ailleurs du récit par essence historique, la geste du Prophète et de ses Compagnons.
Le djihadisme a l’avantage d’un discours cohérent en opposition virulente avec le propos pacificateur qui est devenu celui de notre « Empire », le discours des écoles et des médias du monde impérial majoritaire, sur l’homosexualité, sur l’égalité des sexes, sur la condamnation de I’antisémitisme, mais aussi sur la cécité volontaire opposée tant à l’esclavage infligé aux femmes et aux enfants des vaincus du djihad, qu’à l’idée de guerre perpétuelle ouvertement prônée par les djihadistes.
Le désarmement de nos sociétés nourrit le djihadisme
Il n’est absolument pas certain que le monde pacifique majoritaire soit, de ce seul fait, à l’abri de la violence d’une minorité car cette violence se nourrit de notre fragilité. Ruinées par le poids des dépenses sociales liées à l’allongement de la durée de la vie, nos sociétés sont fragiles par la faiblesse de leurs armées et par la domination sans partage d’un discours contre la violence.
II n’est pas de recours à la force, si légitime qu’en semble la cause, qui ne suscite réticence. Il n’est pas de guerre qu’on ne déclare absurde, ou dont on accepte d’examiner les raisons.
Cette faiblesse est exploitée par le discours de rupture idéologique du djihadisme qui rompt avec la morale pacifique et se revendique en élite de guerriers. Indifférents aux souffrances, ils réintroduisent dans le monde une forme d’ « aristocratie guerrière » qui fascine souvent et vise à terroriser, méprisant la faiblesse de ses adversaires.
L’Occident est de plus désarmé par l’impérialisme de la culpabilité et d’une vision auto-centrée depuis les décolonisations des années 60-70 qui l’empêche de nommer les problèmes et de les évaluer à leur juste niveau. L’auteur estime que « le tiers mondisme fait partie du consensus idéologique impérial ». Son credo fondamental c’est en effet qu’il n’est pas d’histoire hors de celle de l’Occident:
A la fois dominante et criminelle. Tout conflit y prend sa source. L’Occident a inventé les croisades. L’esclavage, le racisme, le capitalisme et ses maux, le pétrole et ses conflits, la dévastation de la nature et ses désastres. Nous sommes coupables de tout parce que nous sommes maîtres de tout – et le contraire est vrai : nous régnons partout puisque nous sommes coupables de tout.
Cette grille d’analyse amène nos médias à passer sous silence toutes les zones du conflit qui n’ont jamais connu d’intervention occidentale comme le Bangladesh, l’Indonésie, la Corne de l’Afrique…ou de limiter l’information à en nier le caractère islamiste et dénoncer l’oppression chinoise comme au Xinjiang.
Une adresse à la gauche
Mettant particulièrement en cause la gauche, américaine – puis occidentale –, l’auteur estime qu’elle s’est repliée, depuis la chute des pays communistes, sur les références des années 1960-1970, soit le pacifisme, et l’antiracisme issu du combat des civil rights et de la défense des minorités. L’Amérique latine, l’Afrique et surtout l’Islam tiennent dans cette vision du monde le rôle favorable du Tiers-Monde exploité et révolté. Pour la gauche française, la guerre d’Algérie représente l ‘équivalent du Vietnam et « l’hostilité à l’islam a été anathémisée par le tiers mondisme français en même temps que sa menace est partout débusquée sous le nom d’ islamophobie ».
Il va de soi, pour ce « consensus impérial », que le combat de l’Islam ne saurait être que tiers-mondiste et provoqué par les méfaits de l’Occident, et qu’il faut dès lors accepter comme des différences de culture le voile des femmes musulmanes comme le signe de leur révolte contre l’oppression occidentale.
C’est pourquoi l’idéologie islamiste prégnante dans nos banlieues, que toute l’histoire de L’Occident conduirait à classer à l’extrême droite, « jouit de l’indulgence du consensus impérial en général, et de la gauche en particulier, qui ne l’eut voir que problèmes sociaux là où éclate l’évidence d’un choix politique. » Le paradoxe, selon l’auteur, veut que ce même consensus, et cette même gauche, s’alarment du populisme, dont le programme ne comporte pourtant aucune des condamnations radicales des fondements de l’Occident – en particulier la souveraineté du peuple, l’abolition de l’esclavage ou l’égalité des sexes, que les diihadistes proclament très ouvertement.
Un plaidoyer pour le réarmement ?
Estimant que nos sociétés sont malades d’avoir quitté le monde des citoyens en armes issus des révolutions françaises et américaines, l’auteur ne semble voir de solution que dans le réarmement militaire et moral pour vaincre le djihadisme et, au-delà, empêcher l’émergence de la dichotomie impériale entre bédouins et sédentaires, qui implique la soumission des sédentaires aux violents.
Que ces violents soient des djihadistes, des cartels de la drogue ou des milices minoritaires levées contre je djihadisme ou les cartels, l’essentiel est que la victoire ne soit pas celle des minorités qui nous poserons toujours, inéluctablement, la question, de savoir si nous avons mérité d’être libres.
L’élection de Donald Trump aux États-Unis a bien des causes mais son insistance sur la lutte contre l’islamisme, aussi outrancière soit-elle, pourrait être l’une des réactions contre ce désarmement moral et un nouvel avertissement à la gauche.
Gabriel Martinez Gros cite justement Barack Obama comme exemple d’aveuglement occidental:
Aussi s’étonne-t-on de l’arrogance affichée par beaucoup. Il y a quelques années Barack Obama qualifiait l’Etat islamique d’équipe de basket de troisième division, à laquelle il n’avait pas l’intention de consacrer plus de temps qu’elle n’en méritait. Plus récemment, il n’y voyait que des hommes armés paradant à l’arrière de pick-up, des esprits torturés préparant des bombes dans des appartements, dangereux pour les civils, mais pas pour l’Etat. On pourrait y voir un aveuglement personnel. Il y a probablement plus : la marque que les Etats-Unis, comme l’essentiel du reste du monde, sont entrés dans l’âge du consensus impérial, qui nie l’Histoire. Par définition l’Histoire est un projet qu’on se donne, une identité que l’on déclare, un combat que l’on doit mener, un choix qu’on fait devant l’immensité ouverte de l’avenir, en en trouvant les raisons dans notre passé. The ground we stand on (le sol sur lequel nous nous dressons), pour le dire comme l’écrivain John Dos Passos en 1941, à l’heure où les Etats-Unis allaient entrer en guerre…Si l’ennemi est nommé, si des valeurs et une Histoire sont proclamées, si des frontières sont rétablies entre ce que l’on défend et ce que l’on rejette en toute connaissance de cause, il n’y a plus d’empire: mépriser le propos de l’ennemi comme celui d’un barbare, même et surtout si le barbare doit être excusé pour son enfance malheureuse, est l’ultime et nécessaire mécanisme de défense d’un consensus imposé. En un mot, on l’aura compris, ce sont les djihadistes qui vivent dans l’Histoire et nous qui en sommes sortis.
Pour aller plus loin
Entretien dans Libération « La violence de Daech se nourrit de notre désarmement »
La violence djihadiste est un effet pervers de la civilisation, Gabriel Martinez-Gros, invité de #MOE sur TV5 dimanche 18 septembre 2016.
Conférence de Gabriel Martinez-Gros « La violence est-elle la grande étrangère de nos sociétés ? »
Bonjour Aline,
Grand merci pour ce savoir! Cela m’aide à mieux comprendre ce monde!
Agréable soirée à vous!
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Lu ce livre sur vos bons conseils et je vous en remercie !
Cincinnatus
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