L’été est là, et le blog va se mettre en pause. Je vais rester longtemps à regarder les étoiles et la lune, car c’est une activité maitresse de l’été, même lors de la plus longue éclipse de lune du siècle aura lieu, le 27 juillet prochain. Et peu importe alors que lundi soit le jour de la lune.
La lune était un thème fréquent dans la poésie du Romantisme où elle était assimilée à la nuit, la tristesse, la mélancolie et l’idéalisme. Si le thème a pu ensuite sembler « éculé », la génération de 98 en Espagne, dont faisait partie Antonio Machado en a fait le symbole de l’éternité et elle est très présente dans la poésie espagnole du début du XXe siècle. J’ai choisi pour l’évoquer un poème de Federico García Lorca, pour lequel cet astre est un symbole central. Il puise à son propos dans les traditions astrologiques et folkloriques et en fait tantôt une source d’idéalisme et de méditation, tantôt la pupille de Satan ou la figure de la mort. La lune peut représenter le cycle de la vie depuis la naissance au souvenir (Les chansons de la lune). Elle est importante aussi parce que chez Lorca, le choc permanent du tellurique et du cosmique est au cœur de sa poésie. Ses couleurs sont omniprésentes et parfois inhabituelles, comme lorsque la lune est identifiée à l’orange, symbole de plénitude amoureuse (et l’on se souvient du poème d’Aragon sur la mort de Lorca).
Dans ce poème Lorca attribue à la lune des couleurs d’abord inhabituelles. Le violet au-dessus de Paris, une couleur associée, selon la tradition symbolique, à celle de la « tempérance » car faite en égale proportion d’un mélange de rouge chthonien (représentant la force impulsive) et de bleu céleste (signe de l’action réfléchie). Peut-être y-a-t-il cependant avant tout ici l’écho du vers des « Voyelles » de Rimbaud : « O, Oméga, rayon violet de tes yeux ».
La lune des « villes mortes » est jaune, une couleur que Lorca, dans d’autres textes, associé à la teinte automnale des champs dénudés après l’été et des feuilles mortes :
Maintenant je comprends que les cigales sont d’or pur et qu’une mélodie peut se défaire en cendre parmi les oliviers. Les morts qui vivent dans ces cimetières si éloignés du monde doivent jaunir comme les arbres de novembre.
La « lune verte des légendes » a cette couleur du rêve souvent évoquée par lui :
Vert c’est toi que j’aime vert.
Vert du vent et vert des branches.
Le cheval dans la montagne et la barque sur la mer. […] vert visage, cheveux verts, la mer est son rêve amer. […]
Laissez-moi monter au moins vers les vertes balustrades, laissez, laissez-moi monter jusqu’aux vertes balustrades !
Aux balustrades de la lune d’où l’eau tombe avec fracas.
[…] Vert c’est toi que j’aime vert.
Vert du vent et vert des branches.
Le cheval dans la montagne et la barque sur la mer.
La lune rouge sang est souvent évoquée par Lorca comme dans Chanson de cavalier (2) :
….j’ai beau connaître la route
je n’atteindrai pas Cordoue.
Par la plaine, par le vent,
jument noire, lune rouge,
la mort tout là-bas me guette
depuis les tours de Cordoue.
Enfin, la lune blanche, la lune familière, est celle qu’il associe à la figure de la mort dans beaucoup de textes, celle qui, d’après ses souvenirs, lui faisait peur enfant quand elle éclairait les moindres recoins du village.
Les vers en octo ou heptasyllabes (8 ou 7) sont fréquents chez Lorca, l’octosyllabe étant la mesure du romance, une pièce datant du début du XVe siècle, constituée d’un nombre indéfini d’octosyllabes rimés au vers pairs par des assonances dont les origines semblent à la fois savantes et populaires.
Couleurs
Au-dessus de Paris
la lune est violette.
Elle devient jaune
dans les villes mortes.
Il y a une lune verte
dans toutes les légendes.
Lune de toile d’araignée
et de verrière brisée,
et par-dessus les déserts
elle est profonde et sanglante.
Mais la lune blanche,
la seule vraie lune,
brille sur les calmes
cimetières de villages.
COLORES
Sobre París la luna
tiene color violeta
y se pone amarilla
en las ciudades muertas.
hay una luna verde
en todas las leyendas,
luna de telaraña
y de rota vidriera,
y sobre los desiertos
es profunda y sangrienta.
Pero la luna blanca,
la luna verdadera,
solo luce en los quietos
cementerios de aldea
Federico García Lorca
Il est né le 5 Juin 1898à Fuentevaqueros, un village proche de Grenade. Après ses études secondaires, il se rend à Madrid en 1919 où il a fréquenté Dalí, Alberti, Buñuel. Renonçant aux études universitaires, il organise des représentations théâtrales, des lectures publiques de ses poèmes, et recueille de vieux chants populaires. Il se passionne pour les traditions populaires ainsi que pour le flamenco et la culture tzigane. Lorca était musicien tout autant que poète. En 1922, il organise le premier « Cante Jondo », fête à laquelle participent les plus célèbres chanteurs et guitaristes espagnols. Dans les années 20, il découvre le Surréalisme et devient membre du groupe d’artistes Generación del 27, qui comprend notamment Salvador Dalí et Luis Buñuel. En 1928, son livre de poésie, Romancero Gitano, lui donne une renommée considérable. Mais il expérimente aussi une importante dépression liée à une crise sentimentale dans les années 1926-1929 dont il ne s’arrachera que par un travail acharné. Pour discipline il s’impose la joie à tout prix.
En 1929, García Lorca arrive à New York puis se rend à Cuba. Il assume alors publiquement son homosexualité. De retour en Espagne en 1930, dans l’agitation politique qui précède la venue de la République (1931), il reprend récitals de danses et de chants, publications de poèmes, conférences, lectures de pièces de théâtre. Il crée alors un théâtre ambulant, « La Barraca », destiné à faire connaître, à travers les provinces d’Espagne, les grands chefs-d’oeuvre classiques. Sa pièce « Noces de sang », créé le 8 mars 1933 à Madrid, est un triomphe. Le poète est au comble de la gloire. Le 4 novembre 1934, chez des amis, il lit pour la première fois le « Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías », consacré à son camarade, l’illustre torero, mort le II août précédent dans une corrida aux arènes de Manzanarès. Il ne fait pourtant pas l’unanimité. Alors que le succès du Romancero gitano, un recueil de poèmes inspirés de vieilles légendes andalouses, le porte au premier rang des jeunes poètes espagnols, Luis Buñuel condamne, avec Dali, autre grand ami de Lorca, des oeuvres « putrides », fruit du folklorisme andalou le plus vulgaire. Borges, qui rencontre Lorca à Buenos Aires en 1934, voit en lui « un Andalou professionnel ». Les défenseurs de Lorca insistent au contraire à juste titre sur l’authenticité du terreau où s’enracinent sa poésie et son théâtre.
Lorca meurt pendant la guerre civile (1936-1939). Il est du côté de la République mais refuse de faire de la politique et de s’engager dans le Parti communiste comme l’en presse Rafael Alberti. Il est cependant menacé pour sa notoriété, pour ses écrits, notamment « Romance de la Guardia Civil española », et pour son homosexualité.
Au début de juillet 1936, la tension est si forte que plusieurs de ses amis – dont Buñuel – conseillent à Lorca de rester à Madrid, jugée plus sûre. Le 13 juillet, l’assassinat de Calvo Sotelo, député monarchiste, par la police républicaine, décide du moment d’une insurrection de la droite depuis longtemps préparée. Le 14 au soir, Lorca prend néanmoins le train pour Grenade, comme tous les étés. Le 18 juillet, alors que les premières informations sur le soulèvement militaire parviennent à Madrid, Rafael Alberti récite à la radio des vers injurieux contre les militaires soulevés qu’il attribue indûment à Lorca. La sœur du poète téléphonera à Alberti pour le supplier de ne plus mettre en danger la vie de son frère. Le soulèvement éclate à Grenade le 20 juillet. Les militaires insurgés, commandés par de jeunes officiers et appuyés par plusieurs groupes de civils, militants des partis de droite et de la Phalange, s’imposent en trois jours. Le commandant José Valdez Guzman, qui connait bien Grenade, mène la répression après s’être auto-proclamé gouverneur de la ville, poste qu’il occupera entre juillet 1936 et avril 1937. La demeure familiale est fouillée le 6 août. Le soir, Federico Garcia Lorca, inquiet pour sa vie, appelle son ami Luis Rosales au téléphone et lui demande sa protection. Professeur de littérature à l’Université, poète, Luis Rosales s’apprête à rejoindre le front comme volontaire phalangiste. Il prend néanmoins tous les risques pour sauver son ami. Il accourt immédiatement à la ferme de San Vicente. Après un rapide conciliabule, il est décidé que Lorca logera chez Rosales, au centre de la ville. Le 16 août à l’aube, l’ancien maire et beau-frère de Lorca est fusillé avec 29 personnes et le poète est arrêté chez les Rosales dans l’après-midi. Ses hôtes tenteront l’impossible pour le sauver. Emmené de force, Federico Lorca est fouillé et emprisonné.
Il semble aujourd’hui établi que l’ordre d’exécuter Lorca ait été donné de Séville par Queipo de Llano[1] lui-même. A la demande d’instructions de Valdes Guzman, impressionné par l’importance du personnage de l’écrivain, et peut-être aussi par la véhémence du soutien que lui apportaient les Rosales, Queipo de Llano aurait répondu qu’il fallait « lui donner du café, beaucoup de café » – code usuel pour ordonner la mort. Lorca sera exécuté en dépit de l’ordre de libération obtenu par son ami Rosales signé par le gouverneur militaire, le colonel Antonio Gómez Espinosa.
On ne sait presque rien des derniers instants de Lorca. Le 19 au matin, il est transféré en secret à l’ancienne résidence pour enfants de la Colonia, qui a été convertie depuis peu en lieu de détention. Conduit sur la route d’Alfaraz, il est sommairement exécuté avec deux compagnons d’infortune, le maître d’école, Dióscoro Galindo et le banderillero Francisco Galadi, à 4 heures du matin, au pied des oliviers du ravin de Viznar. Son corps est jeté dans une fosse commune à Viznar.
Au lendemain de ce crime, Luis Rosales est emprisonné à son tour. Il évite d’être passé par les armes grâce à l’amende substantielle que verse sa famille et, surtout, grâce à l’arrivée inespérée, à Grenade, de l’un des plus prestigieux chefs phalangistes, le médecin Narciso Perales.
Dans une période du pays où l’on faisait étalage du mépris de la mort, Lorca avait eu le courage de s’avouer la terreur immense qu’elle lui inspirait.
Je n’y peux rien, je suis comme le ver luisant caché dans l’herbe et qui attend l’horrible pas qui va l’écraser
Des recherches ont été menées, en vain, pour retrouver ses restes, en dépit des réticences de sa famille. La nièce de l’écrivain, Laura Garcia Lorca y de Los Rios, redoute que la célébrité universelle de l’auteur suscite un intérêt public et médiatique qui soit une douloureuse profanation.
Pour aller plus loin
Jocelyne AUBÉ-BOURLIGUEUX, Lorca ou La Sublime Mélancolie. Morts et Vies de Federico García Lorca. Biographie, Paris : Editions Aden, coll. « Cercles des poètes disparus », 2008, 2088 p.
Lorca sur Esprits nomades
De très beaux textes (à mon goût) chez Joel Robreau
Gustavo Correa, El simbolismo de la luna en la poesía de Federico García Lorca, PMLAVol. 72, No. 5 (Dec., 1957), pp. 1060-1084
MSELLEM, Line, Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis
La traduction des Complaintes gitanes de Federico Garcia Lorca
Et une belle édition bilingue des poètes de la génération de 27 : Jeanne Marie, Les chemins de l’âme, Los caminos del alma, editions paradigme 2017
Interprétations chantées de Lorca
Le jardin andalou de Sapho
Et Paco, bien sûr
[1] Le général Queipo de Llano, d’abord favorable à la République, rejoint la conjuration des généraux Emilio Mola, Francisco Franco et José Sanjurjo afin de renverser le gouvernement du Front Populaire en 1936. Il mène la conjuration à Séville où les combats furent violents et la répression terrible. Entre 3 000 et 6 000 personnes y furent exécutées après la prise de la ville. Sur les ondes de Radio-Séville, il fait des discours d’une violence extrême, où il promet la mort aux « chiens rouges » et le viol pour leurs femmes. Plus tard, Jacques Prévert se souvint de cet épisode pour illustrer l’un des textes de son recueil Paroles sorti en 1946.
Magnifique ! ❤
Bonnes vacances Aline !
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Merci ! Bonnes vacances Bénédicte 😚
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Je relève que Lorca n’a pas voulu passer sur les bancs de l’université, et que sa nièce redoutait que les lumières médiatiques profanent la subtilité de son expression poétique.
Et oui, la célébrité, surtout quand elle est estampillée par la mort, peut être fatale pour l’oeuvre d’un poète qui a le malheur de voir son oeuvre transformée en… pur symbole.
« Sacrifice » de Lorca, « sacrifice » de Jésus… quelque part le même malheur… pour l’oeuvre.
Merci pour tout le travail de mise en perspective.
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