Automne

Rainer_Maria_Rilke_und_Clara_Rilke-Westhoff_1901

Rainer Maria Rilke et Clara Westhoff

Tout cela finit par animer de nouveau sa chaleur au travail. De beaux soirs presque jeunes viennent pour lui, des soirs d’automne, par exemple, qui ont devant eux beaucoup de nuit et beaucoup de calme.

Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids brigge », page 207.

Je n’ai pas encore écrit de billet sur Rilke qui est pourtant l’un de mes poètes et écrivains favoris. Ce petit article sera donc complété par d’autres..

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge ( Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge), paru en 1910, se présente sous la forme d’un journal intime, divisé en deux cahiers de notes, où le protagoniste consigne ses réflexions.

Malte Laurids Brigge est un jeune poète de vingt-huit ans, solitaire et maladif. Arrivé à Paris peu de temps avant le début de l’écriture des Carnets il consigne ses pensées sous la forme de notes (Aufzeichnungen) éparses et fragmentaires.

C’est dans ce livre qu’est écrit ce paragraphe saisissant sur la poésie:

Hélas ! les vers signifient si peu de choses quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar – une longue vie, si possible – et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) – ils sont faits d’expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s’ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus -, des journées d’enfance restées inexpliquées, des parents qu’il a fallu blesser, un jour qu’ils vous ménageaient un plaisir qu’on n’avait pas compris (c’était un plaisir destiné à un autre…), des maladies d’enfance, qui commençaient étrangement par de profondes et graves métamorphoses, des journées passées dans des chambres paisibles et silencieuses, des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et la mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles – et ce n’est pas encore assez que de pouvoir penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d’amour, dont aucune ne ressemble à une autre, il faut se rappeler les cris des femmes en gésine et l’image des blanches et légères accouchées endormies, qui se referment. Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d’un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. Il faut d’abord qu’ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu’ils perdent leurs noms et qu’ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu’au cours d’une heure très rare, le premier mot d’un vers surgisse au milieu d’eux et émane d’entre eux. (1991 : 36-37)

Rainer Maria Rilke (1875-1926)

Né à Prague en 1875, dans une famille qui le destine à la carrière des armes à laquelle il s’avère inapte, il étudie le commerce avant d’exercer comme journaliste et d’écrire ses premières œuvres. En 1896, il part pour Munich et y rencontre en mai 1897 Lou Andreas-Salomé. Cette même année, il change son prénom René Maria en Rainer Maria. Il vit en Italie, puis en Russie, se marie avec la poétesse Clara Westhoff, dont il a une fille, mais ce mariage sera de courte durée. Il abandonne peu à peu la prose pour se consacrer à la poésie. En 1910, il fait la connaissance de la princesse Marie von Thurn und Taxis, qui sera son mécène jusqu’en 1920 et pour qui il composera les Élégies de Duino. Mobilisé dans l’infanterie lors de la Première Guerre mondiale, il revient rapidement à la vie civile et écrit en Suisse plusieurs recueils de poésies en français avant de décéder d’une leucémie en 1926.

Il fut le poète allemand le plus important de la première moitié du XXème siècle. Assez tôt considéré comme un maître par les autres poètes, il n’en demeura pas moins pendant très longtemps peu lu, et doit, en particulier en France, sa notoriété à un recueil de lettres Les lettres à un jeune poète, publié après sa mort par Franz Xaver Kappus, avec qui il avait correspondu.

A lire, notamment

Le Testament, sur le site de Jean-Michel Maulpoix

Catherine Sauvat, Rilke, une existence vagabonde. Fayard.

4 réflexions sur “Automne

  1. Merci Aline !
    Grâce à toi cette bibliothèque Rainer Rilke du 5ème que nous fréquentons assidûment aura un supplément d’âme
    et si je ne sais pas encore apprécier la poésie (il faut de la maturité pour l’écrire, il en faut peut-être aussi pour en lire ?), j’apprécie beaucoup le paragraphe de Malte Laurids Brigge que tu nous offres aujourd’hui.

    Aimé par 1 personne

  2. Pingback: Automne — lesensdesmots – Poésie 958

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s