Jouir

La victoire des Bleus m’a enfin décidée à faire une chronique sur ce verbe[1]. Alina Reyes le dit très bien « quand la balle – notre désir -, perçant soudain la défense, pénètre enfin dans le but, la profonde satisfaction qui s’ensuit peut nous faire connaître notre puissance potentielle ».

Ce verbe a une double vie. L’une officielle, très comme il faut : avez-vous la jouissance de ce bien ? Souhaitez-vous jouir d’un investissement rentable ? Jouissez-vous de toutes vos facultés ? L’autre, clandestine, réservée aux films pornos ou à l’intimité : je (tu, il, elle) jouis. Tout court.

Le verbe est rare dans l’enfance, du moins l’était-il dans la mienne. Les livres de jeunesse sont rarement juridiques ou érotiques. Les nombreux sous-entendus sexuels des comptines pour enfant ne comprennent guère ce mot, pas plus que les chansons qui envahissent l’adolescence, même celles que nous écoutions avec le dictionnaire. Ainsi, Come together[2] ne veut pas dire jouissons ensemble, en dépit d’une rumeur persistante. L’expression a fait scandale dans le Relax de Frankie Goes To Hollywood mais j’étais déjà sortie de l’adolescence[3] et je n’ai découvert qu’à l’occasion de la rédaction de ce billet le Fais-moi jouir de Patrick Coutin en 2010.

Une fois devenus adultes, nous n’utilisons pas souvent ce mot, du moins en public. Sa version juridique et comme il faut appartient au langage soutenu devenu rare, ainsi n’ai-je pas entendu dire ces derniers mois « nous jouissons d’un été particulièrement clément ». Il ne viendrait à l’idée de personne, quand on s’interroge le lundi sur ce qu’on a fait ce week-end, de dire « J’ai joui », même si chacun tente de rendre ses samedis et dimanches les plus jouissifs possible (j’ai vu un super film ; je suis allée à Amsterdam, au théâtre, à l’Opéra, au restaurant etc…. la seule activité ne le permettant pas étant le nettoyage – quoique certains puissent faire état d’une certaine jouissance à astiquer).

Adèle Van Reth souligne qu’on ne se sert guère du mot jouissance.  Il est inaudible, voire inouï de parler de la jouissance et il y a peu de références ou d’études sur la jouissance.

Si l’on ne formule pas ce terme, ce n’est pas seulement une question de tabou ou de pudeur, dit-elle. D’autant que ce n’est pas que sexuel. Être un jouisseur va bien plus loin. Albert Camus disait qu’« il faut une rare vocation pour être un jouisseur ». C’est donc une affaire de caractère. Le jouisseur est celui qui prend du plaisir quand il a du plaisir. Qu’est ce qui fait qu’on y arrive ? Pas la volonté, pas l’intelligence, pas le corps, sinon on serait tous égaux devant le plaisir. Logan Pearsall Smith, essayiste et critique littéraire américain estimait pertinemment, dans ses Réflexions tardives,  qu’« Il y a deux buts dans la vie : obtenir d’abord ce que l’on désire, ensuite en jouir. Les sages seuls atteignent le second».

Alors pourquoi n’en parle-t-on pas ? La raison, toujours d’après Adèle Van Reth, est qu’il s’agit  d’un mystère. On ne sait jamais si l’autre jouit. Et de ce mystère, les hommes ont fait l’apanage du féminin. La jouissance c’est toujours la femme, le mystère de la jouissance c’est toujours la femme. Mystère et plus grande intensité. Tirésias, qui a vécu sept ans dans le corps d’une femme dit que la jouissance féminine est supérieure lorsqu’il est convoqué pour départager Jupiter et Junon sur cet épineux sujet. Et Junon le tue. Le mystère doit perdurer.

Bref, la jouissance étant ce qui nous échappe, elle est forcément l’autre et l’autre c’est la femme puisque ce sont des hommes qui pensaient ces questions. C’est peut-être la raison pour laquelle dans les films érotiques (ou pornographiques) l’essentiel est axé sur la femme qui jouit. Et l’homme qui la fait jouir. En tous cas, c’est seulement dans ce domaine que le verbe est omniprésent, ce qui explique les 15 200 000 résultats sur Google et les 2 330 000 résultats sur les seules vidéos.

Étymologiquement le verbe jouir et le mot jouissance ont un sens juridique. On jouit d’une chose que l’on possède. Le glissement vers le sens sexuel s’est fait progressivement et semble donc indiquer qu’il y a là de la possession, même fantasmée. Certains jugent que cette évolution s’est faite en parallèle avec le développement de la société de consommation. On achèterait donc pour jouir sans limites. Ennemi théorique de ladite société, le mouvement de Mai 68 nous enjoignait de « jouir sans entraves ». Ces deux impératifs sont aussi étranges l’un que l’autre. On ne jouit pas en permanence ni sans limites, du moins est-ce ce que la sagesse nous enseigne. Montaigne écrivit fort bien « C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux », le Baron d’Holbach que « Jouir sans interruption, c’est ne jouir de rien » et George Sand qu’ « On ne sait jouir de rien à force de vouloir jouir de tout ».  Enfin, la jouissance ne peut être impérative, nous le savons par expérience.

Pourtant, ces deux injonctions sont liées. Houellebecq, depuis Extension du domaine de la lutte fait de l’ultralibéralisme le résultat de la « jouissance sans entraves »  chère aux soixante-huitards. Pour lui, l’hédonisme permissif a débouché sur un univers obscène et ultra-narcissique reposant sur l’obligation de jouir. Le sociologue Patrick Pharo observe que la libération du désir intime revendiqué par le mouvement de 68 est devenue un enjeu majeur pour le développement d’un nouveau capitalisme en ouvrant les domaines de l’intériorité aux offres du marché et au marketing. Et ce serait la cause de la montée des addictions, les informaticiens de Google expliquant que leur travail vise à « pirater l’esprit des gens par la technologie » afin de créer un phénomène d’addiction à la sollicitation[4].

Les derniers travaux sur la chimie du cerveau complètent cet inquiétant diagnostic. Pour le médecin américain Robert Lustig dans The hacking of the American Mind, le piratage de nos cerveaux se fait en proposant une quête perpétuelle de plaisir et de récompenses qui stimulent la dopamine, une substance chimique qui conduit à l’addiction et, finalement, nous éloigne du bonheur qui dépend, lui, de la sérotonine. La Silicon valley, en nous vendant de la jouissance pour faire de nous des addicts nous conduirait à  abdiquer de notre quête du bonheur au profit de la quête du plaisir. Du moins avec les écrans, car l’orgasme, lui, enclenche tout aussi bien la production de dopamine que de sérotonine. Ce qui complique quelque peu la conclusion de ce billet !

 

[1] Je réalise que j’ai déjà traité de ce verbe à propos du livre de Pascal Ory qui soulignait, notamment  que le désir de jouir avec celui de dominer et celui de savoir résument l’histoire humaine. Cela m’indique deux prochains verbes à traiter ! Je l’ai aussi cité dans le premier texte du blog, Nudité, à propos de John Donne : Il n’est qu’âmes sans chair et que chairs devêtues/Pour jouir pleinement…
[2] En anglais le verbe jouir dans le sens sexuel est to come
[3] Relax don’t do it/When you want to come…

 [4] Le capitalisme addictif, PUF,2018.

5 réflexions sur “Jouir

  1. les grands esprits se rencontrent…j’avais en gestation un article sur le travail de Lustig et le rapport de celui-ci avec les notions d’hedonisme et d’eudemonisme…tu m’as devancé dans ce très joli article fort bien documenté…

    Aimé par 1 personne

  2. Moins intellectuel que vous, le mot me fait simplement penser à … Raymond Devos et son texte sur le verbe ouïr
    (« L’ouïe de l’oie de Louis a ouï; ah oui ?…) qui se termine par :
     » Ce verbe… au passé, ça fait « j’ouïs », « j’ouïs »… y’a vraiment pas de quoi! ».

    Aimé par 2 personnes

  3. C’est un mot qui a une certaine grandeur encore à mes oreilles…
    Et « jouissance » a ce beau bruissement de sibilants qui me séduit toujours.
    Je ne saurais dire si c’est par provocation ou par nécessité, mais je ressuscite des mots tombés dans le grand trou (moderne ?) de l’oubli de la langue française dans ma langue parlée du quotidien, au risque de paraître pédante, des fois. (Maintenant que les écrivains se sont mis à écrire comme des locuteurs, pourquoi est-ce que les locuteurs ne se mettraient pas à parler… COMME DES LIVRES, DE PREFERENCE, DES BONS ?) Pour une fois, je crois que je vais préférer le substantif au verbe, comme quoi, il ne faut pas être systématique dans le désir de donner du mouvement à la langue par ses verbes.

    La jouissance de la femme est comme son sexe : on ne peut pas le voir, car c’est à l’intérieur. (Je passe sous silence le problème du clitoris, qui est un (faux ?) problème moderne.) Par contre, la jouissance des hommes, comme leur sexe, ça peut se voir, dans certaines conditions, bien entendu.
    Par quelle étrange opération mentale l’âme, et l’esprit (invisibles…) se sont-ils trouvé portés par l’expérience, et la chair des femmes ? En tout cas, ce fut une opération qui agrandissait la femme, à mes yeux. (C’est un peu fou, « notre » besoin en ce moment de nous avilir, tous sexes confondus, tout en étant obsédés par une propreté hygiéniste…)

    L’obligation de jouir, c’est un peu comme le commandement d’aimer.
    Mais… c’est tout aussi fou de constater avec quelle hargne nous transformons nos idéaux à atteindre en obligations… déroute et banqueroute garanties. Au commencement fut… encore et toujours, la morale. Même avant la loi.
    Dernière remarque, promis : il me semble que le trou sans fond de la société de consommation est plutôt l’extinction du désir, que la jouissance de tous les biens. Peut-être que la jouissance… sans discrimination de tout par tous mène à l’extinction du désir ? Ça, c’est une catastrophe. La grande grisaille de la révolution industrielle toujours en marche ?

    Il y a de quoi écrire des livres sur ce qu’Alain Rey raconte sur « dom » dans « domination », « dominicale », « domestique », dans son dictionnaire historique de la langue française. Je n’écrirai pas de livres, mais j’aime bien le méditer. Et je me suis offert le très grand luxe de ne pas être d’accord avec lui, pour une fois. J’entends bien trop souvent le mot « dominer » pour mes goûts en ce moment. Lui aussi, est un mot qui n’agrandit ni l’homme, ni la femme…

    Merci pour ce billet…

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