Europe

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A propos du livre de Luuk van Middelaar :

Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques
[Die nieuwe politiek van Europa]

Trad. du néerlandais par Daniel Cunin

paru le 18 octobre 2018 dans la Collection Le Débat, Gallimard

Traduction en anglais prevue en mars 2019 chez Agenda Publishing, sous le titre Alarums and Excursions.
Improvising Politics on the European Stage

 

Il me semble que le moment est bien choisi pour parler d’Europe. Nous autres europhiles sommes terriblement déprimés par la crise de l’Union européenne et ne savons plus la défendre. Pour la déprime, je dirais que la couverture du livre y ressemble : complexité et ennui dominent. Mais pour défendre l’Europe, il faut lire ce livre formidable.

Son auteur a  avantage, si rare, d’être un acteur de ce qu’il décrit, ainsi qu’un historien et philosophe c’est-à-dire quelqu’un qui a la capacité d’analyser avec finesse ce à quoi il participe comme acteur. Son livre nous fait donc à la fois prendre un recul historique qui clarifie et éclaire tout ce qui inonde notre actualité sous forme de Gloubi-boulga et entrer dans le détail indispensable de tous les gestes, les mots, les phrases des différents acteurs, leurs motivations, leurs relations de pouvoir. Si vous voulez voir agir, s’affronter, débattre, faire des choix tous les grands leaders européens, il faut lire ce livre.

Revenant sur les fondements et les grandes ruptures historiques  (ce n’est pas une historienne qui le regrettera dans un monde où chacun semble réinventer l’eau chaude) il donne une intelligibilité et des instruments à la compréhension des structures et des évolutions de l’Europe ainsi que des dangers immédiats et existentiels qui font notre actualité.

Avant cette perspective de l’histoire longue (chapitre « Deux fondations » dans la deuxième partie du livre), il passe en revue de détail  les crises qui ont transformé l’Europe depuis les années 2000, de la crise de l’euro de 2010-2012 à la crise ukrainienne de 2013-2015, la crise des migrants de 2015-2016 jusqu’à la crise atlantique de 2016-2017. Il montre comment l’Europe est parvenue à improviser, négocier, limiter et se relever. Improviser est l’un des mots clés de ce livre. « L’un des adages de mon livre, écrit l’auteur, je l’ai pris à un grand homme du jazz, Miles Davis, qui a dit un jour I’ll play it first and tell you what it is laterje joue d’abord et je vous dis ce que c’était après. Sur cette improvisation, un moment particulièrement percutant dans l’analyse est celui de la crise ukrainienne avec une comparaison de la situation dans laquelle se trouvent les démocraties occidentales et la Russie de ce point de vue.

Ces événements sont racontés de façon palpitante et très convaincante que ce soient les crises et ce qu’elles révèlent à savoir qui décide et comment.  Longtemps, rappelle Van Middelaar, ce sont les institutions bruxelloises, ainsi que les méthodes de travail et les modes d’approche qu’elle a déployées, qui ont « étouffé les passions politiques » dans une gangue juridique et technocratique de procédures. Elles ont pratiqué ce qu’il appelle la « politique de la règle »  un système précis, patient, bureaucratique, qui permet de prendre en compte la complexité et les divergences d’intérêts pour aboutir à une solution consensuelle. Mais elle est désormais insuffisante.

Pour négocier les prix du blé, les quotas de pêche ou les taux de TVA, l’approche technocratique cherche à dépolitiser les conflits, à les transformer en des problèmes que l’on va résoudre avec subtilité et un grand souci d’honnêteté et de fiabilité. Mais quand la Russie envahit la Crimée – ou la Géorgie en 2008 -, il faut d’autres qualités politiques : l’initiative, le courage, le bluff.

L’Europe a dû quitter la fabrique des règles pour l’improvisation, une « politique de l’événement » menée par les chefs d’État et de gouvernement, qui ont dû vaille que vaille fixer des caps, prendre des décisions de sauvetage, qui ont pu aller jusqu’au sacrifice conscient de leur mandat. Leur collectif profitait de l’addition de leur légitimité politique nationale. L’instance des chefs d’État et de gouvernement s’est donc imposée comme une institution décisive, qui surplombe et entraine, dans les situations d’urgence, la Commission et le Conseil des ministres, voire le Parlement européen.

Le livre est aussi riche en réflexion philosophique, par exemple pour expliquer pourquoi cette période est « le moment machiavélien  » de l’Europe. Et, grand plaisir que je ne peux bouder, l’auteur parcourt la langue de l’Union européenne, ce que révèlent les mots choisis  (convergence par exemple) et les mots bannis, ou tabous (intérêt national, différence, frontière)[1].

L’auteur plaide pour une Union européenne qui

n’est pas condamnée à rester abstraite, éthérée, « kantienne » et donc insignifiante : confrontée à des tremblements de terre de magnitude 7, l’Union a su, cahin-caha, faire face. Exister et s’affirmer. En tenant un équilibre plutôt réussi entre éthique de responsabilité et éthique de conviction. Bref : confrontée à une suite de tremblements de terre de magnitude 7, cette entité politique a tenu bon et décidé. Elle a « cheffé » et « fait le job ». En renonçant à l’innocence. Il s’agit de se libérer des tabous afin d’aligner les mots sur les forces en présence : l’Union européenne exerce du pouvoir, elle doit donc définir ses intérêts, sa frontière ; et puisqu’elle gouverne, il lui faut accorder une place à l’opposition – gage de liberté.

Dans la deuxième partie, après le retour historique, il décrit le nouveau théâtre bruxellois, ses nouveaux acteurs et un nouveau public, qui réalise que l’Europe, ce n’est plus seulement les normes sanitaires pour les fromages de chèvre, ce sont aussi de graves questions concernant l’identité, la souveraineté, la solidarité. Le tout ne se décide plus dans les coulisses et les acteurs se rendent compte que le rideau est tiré et que le monde entier les regarde – les médias, les marchés, les autres gouvernements.

Le livre est optimiste mais réaliste :

C’est important car l’Europe n’a plus le vent en poupe. On a cru pendant quelques années qu’elle pourrait exporter son modèle de gouvernance et de valeurs, qu’elle serait une avant-garde pour la paix mondiale. Mais ce moment est passé. Maintenant, il s’agit de survivre, entre les deux grands monstres qui se dressent à l’est et à l’ouest, et cela seulement, ça va être très difficile.

Enfin, dans sa conclusion intitulée « Point de rideau », il fait de fort pertinentes observations sur le rôle que pourrait et souhaitait jouer Emmanuel Macron et les difficultés qu’il a rencontrées ainsi que sur la politique de Donald Trump qui met au centre la question de la souveraineté de l’Europe.

 

Luuk van Middelaar, né en 1973, est philosophe et historien, auteur du Politicide (1999) sur le meurtre de la politique dans la philosophie française et ancien chroniqueur au quotidien NRC Handelsblad. Après avoir travaillé tant au cabinet d’un commissaire européen à Bruxelles qu’au Parlement néerlandais, il a été  de début 2010 à début 2015 la plume du premier président permanent du Conseil européen Herman Van Rompuy puis Donald Tusk. Il a publié Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (Gallimard, “Bibliothèque des Idées”, 2012, 479 pages), traduit en dix langues. Il est professeur à l’Université de Leyde.

Son site https://luukvanmiddelaar.eu/

 

 

[1] Lire en particulier les pages 241-245.

4 réflexions sur “Europe

  1. Je crois qu’il serait judicieux d’être précis.s dans les termes. L’Europe est un terme de géographie, un continent, le nom d’un territoire de grande taille avec des limites plus ou moins naturelles.
    L’Union Européenne est une alliance d’état-nation ; ces états n’ont pas toujours existé en tant que tels, ils n’existeront pas toujours c’est probable à une échéance proche. Cette union n’est plus pertinente, et d’ailleurs les états qui la composent le sont encore moins pour tout un tas de raisons dont leurs passé coloniaux ou nationalistes.
    Mais il y a plus grave la CEE s’est fondée sous la protection de l’OTAN et des USA, contre la puissance totalitaire de l’URSS qui s’était déjà imposée sur l’europe orientale à l’époque.

    La politique c’est la guerre par d’autres moyens et réciproquement. L’UE ne survivra pas à sa négligence de la guerre en tant que moyen possible de la politique, et donc à la présence continue de forces armées divergentes, et insuffisantes, en son sein.

    Faudra-t-il un conflit pour se débarrasser du colonialisme consubstantiel de la plupart des état européens de l’ouest ? ça parait plus que probable car même si les rois et reines actuelles se défaisaient de leur prérogatives, cet aveu de faiblesse donnerait lieu à une curée prédatrice de leurs voisins. En tout cas moi elle ne me fait plus réver et le déni de démocratie en France actuelle m »inspire l’idée que ce n’est pa trés

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  2. Le seul autre Américain avec qui j’ai gardé des contacts en France depuis le temps (excellent prof d’histoire dans un lycée international, à la retraite maintenant) est d’accord avec moi que les U.S.A ne sont plus.. des états unis. On peut se demander ce qu’est mon pays d’origine à l’heure actuelle où le projet politique a très largement fait faillite (comme Tocqueville l’avait prophétisé, d’ailleurs) mais qui entretient néanmoins depuis ses origines un rapport très complexe avec la France, l’Angleterre, les lieux… de Lumière qui ont fondé les institutions américaines dans la Nouvelle Angleterre dans un système fédéraliste qui sert encore d’idéal, manifestement, au projet d’Etats-Unis d’Europe.
    Je suis assez pessimiste sur l’évolution des différents avatars de l’héritage chrétien en Occident : le projet (politique….) de l’amour universel, et paix permanente me semble source de tremblements de terre encore plus que remède, à l’heure actuelle. Tant de pression pour faire le Bien finit par démultiplier le Mal dans une logique obscure qui défie la logique aristotélicienne.
    Etrangement, je vois une grande cohérence dans les directives européennes autour des normes d’hygiène sur les marchés… il ne s’agit pas de questions secondaires, loin de là.
    Comme j’ai dit sur un autre blog cette semaine, les mouvements totalitaires du 20ème siècle ont porté profondément atteinte à la paysannerie, en cherchant à l’éradiquer d’une manière ou d’une autre. Le nouvel écologisme, tout en prêchant pour préserver la Terre… va dans le même sens, à mes yeux. Et l’Union Européenne est engagée dans cette marche pour éliminer encore plus les derniers vestiges de la paysannerie en Europe. Ce n’est pas un projet politique acceptable pour moi.

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