Raciser

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Quand j’étais très petite fille, il parait que j’ai demandé à ma mère, dans un bus : « pourquoi le monsieur il est noir » ? Elle est devenue toute rouge et m’a sans doute expliqué gravement des choses ensuite, des choses qui devaient m’apprendre qu’il existe des peaux noires. Le souvenir m’est resté parce qu’elle avait honte de ma  question et de

la position dans laquelle cela la mettait. Je vois cela aujourd’hui comme l’indication que je n’avais pas vu de noirs jusque-là dans le quartier de Paris où j’ai grandi. Aujourd’hui, on me dirait peut-être que je racise les noirs. Aujourd’hui, cela n’arriverait d’ailleurs pas puisque Paris a totalement changé et est une ville très métissée où il ne peut plus être surprenant de croiser une peau noire.

Je suis ensuite partie vivre en Iran où il n’y avait pas plus de noirs que dans le Paris de mon enfance mais où les habitants revendiquent leur appartenance à une race dont le nom rappelle de sinistres souvenirs, les aryens. Le Roi des rois lumière des Aryens y régnait alors et il n’était pas question de penser que l’Iran faisait partie du monde arabe. Il était aussi très mal vu de comparer les portraits d’ancêtres moustachus de nos amis persans à une physionomie turque.

Ces expériences ne m’avaient pas vraiment amenée à attacher beaucoup d’importance aux questions raciales. Je sous-estimais certainement le racisme, ainsi que je m’en suis rendue compte en vacances aux Antilles. Je me trouvais dans un bureau de poste. Une dame devant moi se mit à m’adresser la parole pour se plaindre de la longueur de l’attente. J’opinais car on s’ennuyait ferme depuis un moment, surtout qu’à l’époque personne n’avait de smartphone pour consulter ses mails ou les réseaux sociaux, pour écouter sa playlist ou téléphoner. Elle reprit « Enfin, ce n’est pas étonnant, voyez qui est derrière les guichets ! ». Au début, j’ai cru à une critique de la fonction publique (La poste n’était pas privatisée) puis j’ai compris qu’elle voulait dire que ça ne marchait pas parce que les guichetiers étaient noirs. Et cette dame était blanche, tout comme moi. Je me souviens avoir été effarée et lui avoir dit quelque chose d’un peu idiot comme « ces gens sont chez eux ». J’aurais pu lui dire que sa remarque était raciste, ce qu’elle était. Mais je ne lui dirais jamais, même en souvenir, qu’elle racisait.

Pourquoi refuser ce verbe ? Pourtant certains universitaires et chercheurs en sciences sociales l’ont lancé avec un succès croissant. D’abord en participe passé parce que ce sont des victimes dont on parle. Les « racisé-e-s » (car c’est toujours en écriture inclusive ces questions-là), sont celles et ceux qui appartiennent aux groupes ayant subi un processus de « racisation », terme issu des travaux de Colette Guillaumin dans les années 1970. Elle a aussi créé, avec moins de succès pour l’instant, le mot « sexage » qui désigne l’appropriation d’une classe de sexe par une autre, mais je ne m’étendrais pas (si j’ose dire) sur ce que cela peut vouloir dire exactement. Pour revenir aux racisés, ce sont « les personnes (noires, arabes, roms, asiatiques, musulmanes, etc.) renvoyées à une appartenance (réelle ou supposée) à un groupe ayant subi un processus à la fois social et mental d’altérisation sur la base de la race ». Pour faire simple, ce sont tous ceux qui ne sont pas blancs. Enfin, blancs, oui et non puisque la race « n’a pas le statut de catégorie objective, mais fait référence à une idée construite, qui n’a pas de réalité dans l’ordre biologique ». Il n’y a donc pas de blancs, ça parait logique finalement puisqu’il n’existe pas de « races ». Mais c’est justement pour ça, nous expliquent les sociologues, que le mot « racisé » est devenu nécessaire, pour désigner un racisme sans race. Tout se complique. Ensuite le verbe a émergé hors du participe passé pour désigner tous ceux qui font acte de racisme ou plutôt dont les ancêtres l’ont fait, en groupe.

A dire vrai je ne me serais pas intéressée à tout ça si je ne tenais pas ce blog et si je n’avais pas rencontré ceux qui utilisent ce verbe dans quelques colloques. La première fois, une jeune femme noire a critiqué les participants à une table ronde parce qu’ils étaient tous blancs. La dernière fois, une jeune femme eurasienne du public d’un colloque, qui partageait son expérience du racisme qu’elle avait vécu en Chine, s’est vu renvoyer violemment dans les buts au motif que seuls les blancs peuvent être racistes. J’ai bien vu qu’elle n’était pas d’accord mais elle n’a pas osé discuter, ni personne d’ailleurs. Ces deux anecdotes m’inquiètent un tantinet, je dois le dire. J’apprécie les universitaires et leur travail, mais que dans un milieu de gens instruits on considère qu’il est légitime d’essentialiser une « race », que l’on puisse soutenir que toute discrimination à l’encontre d’une personne blanche de la part de personnes racisées ne peut être qualifiée de raciste car ce n’est pas « systémique », sans percevoir la perversion du raisonnement, que l’on puisse considérer que « la non-mixité est un outil de lutte politique » me semble choquant. Pire encore, que l’on puisse, dans ces lieux, réduire au silence par intimidation ceux qui y exercent leur pensée critique me navre.

Tout racisme est un essentialisme, disait Bourdieu. Certains inventent donc un essentialisme à fondement racial qui ne serait pas raciste. Et je n’ai pas le droit d’en parler puisque je suis blanche et que je fais donc du whitesplaining – terme qui désigne le fait qu’une personne non-racisée explique ce qui est raciste et ce qui ne l’est pas à une personne racisée (bien que vous ne soyez pas tous racisés, je pense)-. Et cela amène à l’ultime perversion qui est de rechercher à quel groupe discriminé dans le passé je pourrais bien appartenir pour acquérir une quelconque légitimité dans le débat, pardon « dans le champ ». A celui des femmes, peut-être, dont le sort, dans le monde est inquiétant ? Pourtant, ce groupe n’est pas viable car « femme blanche » et « cisgenre » on ne peut parler légitimement de sexisme dans ces temps où pour repolitiser la Marche des fiertés on la fait ouvrir par « un groupe de quelques dizaines de personnes « queer et trans racisées [personnes victimes du racisme systémique] et en non-mixité » (Le Monde, 30 juin 2018).

Cette quête de légitimation par la simple appartenance à un groupe, ou à de multiples groupes de plus en plus restreints mais interconnectés car tous discriminés dans le passé par un groupe composé de tous les autres, tend à effacer les nuances de l’histoire (auxquelles je suis passionnément attachée) et les principales différences et inégalités entre êtres humains (évitons le mot Hommes, histoire de ne pas ajouter de nouveaux problèmes) : les différences sociales et de fragilité psychique. Je laisse temporairement de côté la seconde qui n’en reste pas moins majeure, pour rappeler que le jugement essentialiste s’exerce avant tout sur ceux que l’on juge inférieurs à soi socialement. La fracture majeure est là. Comme le dit Haroun,  « Il y a des arabes qui supportent l’OM et des arabes qui achètent le PSG, c’est pas du tout le même délire »  (Le monde arabe). Et la crise des Gilets jaunes nous l’a rappelé. J’aimerais que l’on en retienne cette leçon majeure : à force de créer des essentialisations qui excluent ou donnent le sentiment d’exclure ceux qui n’ont comme seule revendication que leur souffrance sans pouvoir la ranger derrière une catégorie issue du jargon sociologico-politique, et donc sans excuse aucune, nous allons accroitre la souffrance et les violences.

Pour revenir à un aspect plus léger, j’aimerais pouvoir continuer, pour ma part, à rire avec les humoristes qui se moquent des préjugés et des travers de notre monde.

 

6 réflexions sur “Raciser

  1. Merci pour ton magnifique article qui fait voyager et voir que nous avons du mal à nous entendre entendre entre humains et en pensant qu’il y a des races supérieures … Mais ce qui me gène également, c’est cette supériorité que l’humain revêt face à l’animal.
    Bel après-midi.

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  2. « …une race de sinistre mémoire, les aryens… » – propos assez peu compréhensible de la part d’une conscience ouverte.
    1 si Hitler avait aimé les glaces au chocolat, elles seraient de sinistres mémoires ?
    2 les aryens est plus ou moins un peuple légendaire du sous continent indien, dont le mythes a fondé une certaine élévation de la pensée dans des temps antérieurs à la « civilisation » grecque, de quelle mémoire tu parles ?
    3 « une RACE » et des insultes derrière ?

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  3. Je vois, en lisant les commentaires, qu’il devient de plus en plus difficile de plaisanter de quoi que ce soit, et que l’humour… nous manque, (pas que je n’ai jamais trouvé drôles les caricatures dans Charlie Hebdo, que je lisais pour les articles de feu Bernard Maris, un grand intellectuel français atypique…)
    J’avoue que j’ai beaucoup de mal à comprendre la manière dont nous tordons/pervertissons les mots en ce moment, et que je continue à faire sécession du monde qui apparaît dans votre article… j’ai abandonné les colloques, et je vous recommande la lecture de Christopher Lasch, feu intellectuel américain, qui a écrit dans les années 90 un livre qui s’appelle « La révolte des élites et la trahison de la démocratie », je crois, pour un autre point de vue, bien argumenté, critique, sur la lutte crue, mais déguisée, pour le pouvoir politique qui émane essentiellement des universités américaines, à l’origine. Lasch n’est pas tendre envers ces luttes pour le pouvoir politique ET social qui transparaît dans ce que vous écrivez plus haut.
    Question pour penser : à quel moment est-ce qu’une.. victime s’empare de son pouvoir (de victime), qu' »on » lui octroie avec les meilleures intentions, pour se renverser en son contraire ?
    Pour ma part, j’estimé avec l’âge et l’expérience qu’endosser moi-même le statut de victime est dégradant, et porte atteinte à MA dignité. « On » peut me dire que je suis confortablement placée pour dire cela, et peut-être, mais cela ne m’empêche pas de voir les ombres qui colorent notre monde, et de.. souffrir à mes heures de ce que certains qualifieraient d’injustice. Je vois que beaucoup d’autres.. veulent le beurre et l’argent du beurre.
    Le monde a toujours été ainsi…il ne changera pas, je crois.
    Mais ce que je constate avec l’expérience de l’âge, c’est que plus j’abdique mon autorité (bienveillante ?), ma dignité aussi, plus je laisse la place à autrui pour me piétiner, des fois avec de très bonnes intentions professées, d’ailleurs. Je constate aussi que le pouvoir n’est pas la toute puissance que nous le croyons, loin de là.
    Merci, Sénèque, de confirmer par tes écrits ce que j’ai compris. Ton compagnonnage me console en ce moment, même si je ne suis pas d’accord sur tout…
    Bon courage pour les colloques !

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