Apparence

811px-Étienne_Carjat,_Portrait_of_Charles_Baudelaire,_circa_1862

Etienne Carjat, portrait de Charles Baudelaire, 1862

Je n’avais pas osé jusqu’ici parler de Charles Baudelaire, par extrême admiration pour des textes qui m’ont marquée durablement. Et je ne vais pas vous parler de mes préférés, cela viendra sans doute, mais du texte à mon avis le plus fort et le plus troublant sur l’ apparence.

 « L’amour du mensonge » est l’un des poèmes du recueil Les Fleurs du mal. Il n’était pas présent dans la première édition de 1857 mais dans la réédition de 1861, dans la nouvelle section « Tableaux parisiens ».

Fidèle aux thèmes et à l’atmosphère du recueil le poème évoque la beauté et la sensualité féminine. Son décor est une ville, lieu de la modernité pour le poète. On devine que la femme dont il s’agit n’est pas jeune, et le texte traite donc aussi de la décrépitude et la mort. Il est d’une forme assez classique, avec des vers de douze pieds (des alexandrins) et des rimes croisées. Des thèmes modernes et inattendus sertis dans des formes anciennes comme le sonnet, c’est l’une des lignes de force de Baudelaire qui estimait que « l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique du Beau ».

Dans les six quatrains de ce poème, le poète s’adresse à une femme dont il vante les charmes, des charmes qui apparaissent étranges,  morbides, et mensongers. Qu’importe, conclut le dernier quatrain, puisque toute leur beauté est dans leur apparence :

Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.

Le poème rappelle des vers de Théophile Gautier, le « poète impeccable »  à qui sont dédicacées Les Fleurs du mal   :

Lecteur, sans hyperbole, elle était vraiment belle ;
_Très belle !- C’est-à-dire qu’elle paraissait telle,
Et c’est la même chose.- Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :
Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Être heureux,
Qu’est ce ? Sinon le croire…

Le « j’adore ta beauté » de Baudelaire répond exactement au titre (« L’amour du mensonge ») : la beauté de la femme est-elle toujours mensonge ?  Mais il ne s’agit pas seulement de la femme. Le lyrisme de Baudelaire cherche sans cesse à se démarquer du Romantisme et il s’agit pour lui « d’extraire la beauté du Mal » des « provinces les plus fleuries de l’art poétique ». À l’instar de Théophile Gautier, Baudelaire estime que « La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même. »  D’après Sébastien Schneider,

.. iI s’opère chez Baudelaire et chez Nietzsche — et l’opération les lie étroitement – une rupture, au reste problématique, entre art et vérité. A celle-ci est retirée la valeur qui lui est généralement accordée ; mais elle n’est pas trahie. Dans l’art le mensonge s’avoue, s’affirme comme tel. Pour Baudelaire il semble même être le moyen d’atteindre un Idéal plus vrai que la plate vérité…. On a trouvé, dans l’exemplaire des Fleurs du Mal que possédait Nietzsche, un double trait en marge de ce dernier quatrain (de L’amour du mensonge). Et, ce qui compte davantage, on rencontre dans la partie «française» de son œuvre la même allégorie. «Peut-être la vérité est- elle une femme qui est fondée à ne pas laisser voir son fondement!».  Ensuite de quoi : «Ah! ces Grecs! Ils savaient vivre ! Pour cela il faut, bravement, s’en tenir à la surface, au pli, à l’épiderme, adorer l’apparence, croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l’ Olympe de l’ apparence ! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur[1]

Les métaphores  sont l’ un  des  procédés  les  plus  typiques  de  l’art  de Baudelaire et elles sont souvent polyvalentes, pour une plus grande force d’évocation.  La correspondance de  Baudelaire éclaire certaines d’entre elles, comme dans ces vers qui semblent à la première lecture assez difficiles :

Le souvenir massif, royale et lourde tour,
La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

Le poète avait d’abord écrit « Le souvenir divin, antique et lourde tour ». Royale, écrit-il, facilitera pour le lecteur l’intelligence de cette métaphore qui fait du souvenir une couronne de tours, comme celles qui inclinent le front des déesses de maturité, de fécondité et de sagesse. Le  « savant amour »  lui aussi indique l’âge de la femme qui a inspiré ce poème, jamais identifiée : « l’amour est niais à 20 ans et il est savant à 40 ». Ajoutons que le mot massif remplaçant divin est plus physique, moins abstrait.

Dans un autre poème des Fleurs du Mal, Les Promesses d’un visage, le poète reprend, mais pour le retourner, L’Amour du mensonge. C’est la femme cette fois qui s’adresse au poète ; et elle ne lui ment pas.

L’Amour du mensonge

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l’ennui de ton regard profond;

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
Où les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

Je me dis: Qu’elle est belle! et bizarrement fraîche!
Le souvenir massif, royale et lourde tour,
La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines?
Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,
Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,
Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?

Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,
Qui ne recèlent point de secrets précieux;
Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!

Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence?
Masque ou décor, salut! J’adore ta beauté.

Charles Baudelaire

Pour aller plus loin

Parmi les versions chantées de ce texte on peut signaler celle de Georges Chelon

Et, pour rester dans la chanson (et dans le plagiat ?) il faut noter que Bernard Lavilliers a, utilisé ce texte dans sa chanson « femme objet ».

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente
Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
En promenant l’ennui de ton regard profond

Charles Baudelaire, L’Amour du mensonge

Quand je te vois passer, ma belle indépendante
Au son de la musique qui se joue des bas-fonds,
Suspendant ta démarche voluptueuse et lente,
Pour promener l’ennui de ton regard profond

Bernard Lavilliers, Femme-objet, 1994

Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?

Charles Baudelaire, L’Amour du mensonge

Je me dis qu’il suffit que tu sois l’apparence
Pour faire monter en moi quelques grandes marées.

Bernard Lavilliers, Femme-objet, 1994

Charles Baudelaire (1821-1867) et Les Fleurs du Mal

Charles Baudelaire est né à Paris en 1821. Sa maison natale, détruite lors de la percée du boulevard Saint-Germain, s’élevait au 13 de la rue Hautefeuille. Son père, Joseph-François Baudelaire, peintre, ancien prêtre assermenté, puis chef des bureaux du Sénat, lui a fait visiter les musées et l’a sensibilisé à la culture. Il meurt à 68 ans alors que Charles a 6 ans. Un an plus tard sa mère, Caroline Archenbaut-Defays, se remarie avec le commandant Jacques Aupick. Comme l’écrit Robert Sabatier, « le poète ne put jamais, ni dans l’enfance, ni dans l’âge mur, supporter ce militaire qui devint général de division, puis ambassadeur. Ce dernier ne comprit jamais rien à la sensibilité, au caractère et aux gouts littéraires et artistiques précoces de cet être d’une autre qualité ».

Charles Baudelaire passe son baccalauréat au lycée Saint-Louis avant de débuter des études de droit. Le général Aupick, inquiet de la vie dissipée de son beau fils, obtient du conseil de famille les subsides nécessaires pour son embarquement sur le « Paquebot des mers du Sud », qui devait appareiller de Bordeaux le 9 juin 1841 pour Calcutta. De ce voyage de dix mois, entrepris sans enthousiasme, il ramène l’ébauche de L’Albatros et le sonnet À une Créole qui sera le premier poème imprimé sous son nom, quatre ans plus tard.

A son retour en France, il rencontre Jeanne Duval  et engage avec elle une longue liaison. Il rencontre les poètes Théophile Gautier, Théodore de Banville et Sainte-Beuve. Ayant touché à sa majorité l’héritage de son père (75.000 francs) Baudelaire inquiète son beau-père par ses dépenses et ce dernier convoque le conseil de famille, qui désigne un conseil judiciaire en 1844.  Baudelaire connaîtra dès lors des soucis d’argent constants qui rendront sa courte vie plus difficile.

Dès 1845, le poète annonçait la publication d’un livre qui devait s’appeler Les Lesbiennes. En 1848, Baudelaire se mit à préférer un autre nom pour son œuvre, Les Limbes. À l’époque, il imaginait que ses poèmes devaient évoquer les sept péchés capitaux, péchés au-dessus desquels trônerait le mal suprême, l’Ennui. Ce n’est qu’en 1857 que Baudelaire publia son recueil sous son titre définitif, Les Fleurs du Mal. Peu de temps après la publication du recueil, un procès a lieu pour outrage à la morale publique et à la morale religieuse. Baudelaire est condamné à trois-cents francs d’amende auxquels s’ajoutent le retrait de six poèmes du recueil. La censure oblige donc Baudelaire à réaménager son œuvre. Ainsi, en 1861, la structure du recueil sera-t-elle remaniée et enrichie d’une trentaine de poèmes.

En 1857, au moment du procès, et donc de la parution des Fleurs du mal, Charles Baudelaire n’est pas seulement le poète maudit dont il a l’image. Il mène une vie de bohème, parfois excentrique, est en rupture avec sa famille bourgeoise, a dilapidé une bonne partie de son héritage, une fortune, au point d’être sous tutelle, alternant luxe puis pauvreté, il est couvert de dettes, a le goût des prostituées qui pour certaines deviennent ses compagnes… Mais il est critique d’art, domaine dans lequel il s’est imposé comme un des maîtres du genre. Il est aussi le traducteur de l’œuvre d’Edgar Allan Poe, qu’il salue comme un esprit frère du sien. Il est enfin très entouré, apprécié de ses amis écrivains, protégé même. Parallèlement, il a publié dans différents journaux plusieurs des poèmes qui figurent dans le recueil coupable (Joseph Vebret).

Charles Baudelaire meurt à Paris le 31 août 1867 des suites de la syphilis. En 1869, ses Petits poèmes en prose ou Le Spleen de Paris, sont publiés à titre posthume. Son œuvre est immense et c’est sans doute, essentiellement par le seul recueil des Fleurs du Mal, le poète le plus influent du XIXe siècle.

J’ai cité Robert Sabatier et son histoire de la poésie française, La poésie du XIXe siècle, 2, naissance de la poésie moderne. Il faut bien sur mentionner Les œuvres complètes de La Pléiade et signaler la biographie Baudelaire de Marie-Christine NATTA, parue en 2017 chez Perrin, et signaler le très beau livre de Graham ROBB, La poésie de Baudelaire et la poésie française: 1838-1852, paru chez Aubier en 1993.

[1] Schneider Laurent. L’amour de l’apparence : Baudelaire, Nietzsche. In: Romantisme, 2002, n°115. De ceci à cela. pp. 83-91.

4 réflexions sur “Apparence

  1. Baudelaire en illuminé torturé…
    J’ai été fascinée par sa poésie. C’est un immense poète qui fut bien miné par le poids de… l’héritage religieux, comme tant d’autres d’ailleurs, et pas seulement à son époque.
    Dans un de ses derniers livres ? Todorov examine le problème de dégager la poésie, la littérature, et leur…grâce, de la vérité, pour en faire des fins en soi. L’oeuvre d’art pour elle-même, comme pure grâce, et auto-référentielle, au lieu de chemin vers… la beauté comme inséparable de la vérité (idéal grec) ?
    Todorov fait remarquer que la tentative de faire de l’art une PURE GRACE conduit à sa déchéance, et je suis d’accord avec son analyse pour des raisons complexes que je n’exposerai pas ici.
    Je vois dans l’impasse de Baudelaire sur cette question une incapacité de croire que la fiction n’est pas mensonge, et que sa vérité peut être vraie sur un autre plan (pour que la vérité puisse être vraie sur un autre plan, il faut pouvoir dégager un autre plan, tout de même). Autre manière de dire que Baudelaire a du mal avec la métaphore… la civilisation moderne a du mal avec la métaphore.
    Baudelaire s’est trouvé avec le cul entre deux chaises, avec ses dons, et sa sensibilité, car l’idéal scientifique de la modernité n’admet pas la fiction comme vérité, et en évacuant le plan de la transcendance laisse le poète… sans âme. (strophe : « je sais qu’il est des yeux… » qui pose le problème réciproque de l’âme ET de la transcendance.)
    Merci pour les poèmes.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s