
Alphonse de Lamartine – portrait par Henri Decaisne – musée de Mâcon
« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Ce vers de Lamartine[1] que j’ai appris dans le Lagarde et Michard[2] est la preuve absolue de la supériorité de la poésie. Tout le reste n’est que commentaire et délayage. Mais bon, puisque j’ai décidé d’écrire cette chronique de vivre.com, il me faut développer.
Platon considère le manque comme le point de départ de sa réflexion sur le désir : « celui qui désire, désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas … tous ceux qui désirent, désirent ce qui n’est pas actuel ni présent, ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque »[3]. La capacité de désirer étant, pour lui, une des trois parties constitutives de l’âme humaine c’est dire l’importance du manque, manque de savoir, manque de sagesse, manque de beauté, et de Bien. Dans Le Banquet, avant l’intervention de Socrate qui définit le désir philosophique comme recherche du Bien manquant, intervient Aristophane qui nous raconte que dans les temps anciens, craignant que les hommes les négligent, les dieux ont confié à Héphaïstos, le dieu forgeron, la tâche de couper en deux ces créatures qui possédaient quatre bras et quatre jambes, ce qui les aurait faits complets et autosuffisants. Il a ainsi créé la race humaine actuelle, où chacun, privé de la moitié correspondante, s’en va de par le monde à la recherche de cette partie qui lui manque. Nous voici revenus à Lamartine, et amputés, ce qui rappelle que manquer est un emprunt de la Renaissance à l’italien mancare (faire défaut), dérivé de manco (absent, perdu et privé d’un bien matériel ou moral) issu du latin mancus (manchot, estropié, défectueux, incomplet)[4].
Freud s’en est mêlé bien entendu et, étant une fille, il semble que je manque de pénis, suivant une doxa violemment contestée à l’heure de la lutte finale contre le patriarcat. Mais comme chacun manque de phallus (ce que les vendeurs de grosses voitures puissantes n’ignorent pas), je me sens moins discriminée. Quoique, être discriminé de nos jours soit extrêmement répandu car tout ce qui nous manque nous discrimine et devient en même temps (oui, je sais) un plus (sans aller jusqu’à la rime facile) et non un manque. Quant à retrouver la moitié perdue, il ne m’a pas échappé que je n’ai pas tout et que l’autre m’échappera toujours, du moins en partie. Si un amour vous échappe, on voudrait pourtant toujours chanter comme Grand corps malade « Mais pourtant au fond de moi je veux juste te manquer ».
Le marketing sait fort bien qu’il nous manque d’avoir ce que l’autre possède. Nous manquons donc toujours de quelque chose même si nous n’avons jamais manqué de rien, comme disaient mes parents. Ainsi, nous partions avec ma mère en quête de soldes sans savoir au juste ce qui nous cherchions, peut-être rien. Une fois obtenue, cette chose manquante étrange qui ne nous manquait pas perdait parfois toute saveur. Cela dit mes parents oubliaient, dans cette période des Trente Glorieuses, que leurs ancêtres avaient parfois manqué de tout. Quand on n’est pas soi-même aux prises avec le manque sévère d’argent (car on manque toujours d’argent si on n’est pas Carlos Ghosn ou ce genre d’individus qui en gagnent tellement que les mots nous manquent à le décrire), on garde le souvenir de ces périodes peu fastes et de tout ce qu’on pouvait faire avec trois fois rien.
Notre désir profond est révélé par les actes manqués mais nous les maitrisons beaucoup mieux désormais, en dignes enfants de Freud et de l’art de la communication. C’est peut-être justement à cause de cette capacité de maitrise du discours qu’il manque des éléments essentiels dans le fatras informatif qui nous entoure, justement, à cause de leur absence, difficilement saisissables. Aucun article, aucun documentaire, même sur Arte ou France culture, ne déroge à la règle. Il manque toujours une petite césure qui pourrait permettre de comprendre ce qui se passe. Manque-t-elle par paresse, parce que l’on répète les phrases chocs et qu’on n’a pas le temps ? Manque-t-elle parce qu’elle ne permettrait pas de susciter révoltes et des polémiques dont nous nous faisons une spécialité ? Il manque même des mots dans les titres d’articles pour qu’ils soient plus sensationnels.
Nous manquons aussi de plus en plus de réponse à nos questions. De toute façon il n’y a plus personne au guichet, ni au téléphone (sauf des touches à presser et un renvoi vers le site internet dans lequel les Frequently asked questions font office de réponse). Il y a aussi ceux qui ne répondent jamais aux questions posées. Ainsi, si vous contractez une assurance qui vous est prélevée avant la date prévue et que vous demandez si ça va vous couter en plus, on vous répondra « Tout d’abord – tout d’abord veut dire qu’on espère que vous allez oublier votre question -, tout d’abord sachez chère madame, que vous êtes désormais assurée si vous mourez d’ici un mois c’est quand même un avantage ! Ah mais cette mensualité est plus élevée oui c’est normal c’est en raison de l’article 1972-L79B du Code de la concurrence modifié par l’avenant 18 qui est passé justement en octobre et améliore votre couverture. Ah mais cela ne va rien changer, je vous assure ! Payer plus, plus que quoi ? Ah la somme totale ? Où ça ? page 4 ? Oui tiens en effet ça fera un peu plus….mais c’est formidable car vous êtes couverte en cas de décès ! ».
Obtenir ce qui manque quel combat ! Combattre l’absence, le vide, le silence, le manque est mille fois plus difficile. Il faut entendre ce qui ne se dit pas mais qui est pourtant implicite et évident, il faut aller soutirer, arracher les informations dans un flot continu, il faut lire dix fois plus pour trouver la petite articulation qui manque. Et si vous tentez de ne rien manquer, on vous rétorque pfff ! C’est trop long ! C’est trop compliqué ! On se dit alors qu’on a manqué une belle occasion de rester dans son coin, de ne pas s’exposer, de se reposer et de considérer le sort du monde avec détachement, voire indifférence.
En ce qui me concerne, j’ai manqué beaucoup d’occasions de me taire mais aussi de me faire valoir, ce qui peut sembler paradoxal. De cela (le paradoxal), je ne manque point. Il ne manquerait plus que cela !
[1] L’isolement, dans Méditations poétiques, le premier recueil de poèmes d’Alphonse de Lamartine, publié en 1820 à 500 exemplaires.
[2] Manuel scolaire de français illustré en plusieurs volumes publié à plus de 20 millions d’exemplaires, dont le mien.
[3] Platon, Le Banquet
[4] Alain Rey, dictionnaire historique de la langue française, Le Robert.
Au moins ce que l on peut dire avec certitude(parfois c est bien d en avoir..) c est que tu ne manques ni de lect.rices.eurs. ni d ami.e.s
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Le manque de ce qu’on a tenu (celui de Lamartine, mais ce sont aussi les « amis » de Villon) paraît d’une autre nature que celui de ce qu’on n’a jamais touché (celui de Platon ou de Freud, dont vous faites une belle recension), mais au fond c’est le même, si l’on considère que nous espérons toujours de l’amour que nous mettons dans nos amis le complément de notre insuffisance. Les déceptions amoureuses se vivent comme des amputations de nous-même…
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Le manque est certainement le moteur de beaucoup de nos actions. Cela nous donne de l’énergie pour avancer. Cela peut aussi nous détruire, comme la faim, la soif, la misère …
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