
Remise du prix Gérard de Nerval par Francis Carco 1950. Site des Amis de Jean Berthet
De passage au Marché de la Poésie, j’ai été happée dans une de ces échoppes qui accueillent deux ou trois éditeurs et une femme charmante me lut quelques poèmes de Jean Berthet, un auteur dont j’ignorais et les vers et l’existence. Honte sur moi !
Parcourant ensuite mes anthologies je me suis un peu pardonnée en voyant qu’il en était souvent absent, un poète véritablement suranné. Je suis repartie avec trois recueils et l’idée de mon prochain billet. Le voici, à propos de la province.
Jean Berthet signe un poème qui est dans la forme tout à la fois classique, par son respect des rimes et de la régularité syllabique – octosyllabes, le plus ancien vers français – et moderne par son humour, allant jusqu’à l’auto-dérision, sa langue populaire et ses calembours. Cela place bien Jean Berthet dans la ligne de l’école fantaisiste[1] dont il était très proche.
La province, cet univers en voie de disparition dont nous sommes bien plus nostalgiques qu’au moment où il écrivait ses vers, est évoquée en tissant ironie et nostalgie. Lente (le mot est répété trois fois et rime avec nonchalante), douce (car la vie y coule lentement), elle est aussi clairsemée (avec ces bancs « partout épars », cet écho d’une cloche « lointaine », un « square désert/où l’on donne parfois un concert ». Le « silence couleur du temps » y règne, absolu ou sous forme de « chuchotis », d’ « écho ». L’absence de grandeur y est évidente, dans ses monuments ou de superposition de cabarets où l’on baisote et du curé qui zozote.
L’humour est particulièrement vif et piquant dans ces vers de huit pieds comprenant des chiffres : « -1327 habitants- » et « Erigé en l’an 91 ». Mais le poète tire une leçon de cette évocation que l’on pourrait croire négative (souvenons-nous de la phrase terrible de Jacques Brel « On vit tous en province quand on vit trop longtemps ») : il aurait aimé y vivre, lentement. Sans doute est-ce la lenteur, associée à la douceur, qui est le cœur de ce texte. Et qui est notre désir profond, dans le monde de la rapidité et de la superficialité qui nous envahit littéralement.
A Z…
Lente province nonchalante
Douce y coule la vie – et lente…
De grands jardins sous les remparts,
Des bancs de bois partout épars,
Le chuchotis d’une fontaine,
L’écho d’une cloche lointaine,
Le silence couleur du temps –
1327 habitants –
Les cabarets où l’on baisote,
L’église où le curé zozote,
Le triste monument aux morts
Qui doit leur donner des remords
D’une mort aussi incorrecte…
Et du mépris pour l’architecte !
De très vieux arbres (mais discrets)
Où chantent des oiseaux distraits
Pissant sur le buste économe
Par la commune à son grand homme
Au milieu d’un square désert
Où parfois l’on donne un concert,
Erigé l’an 91.
(La date est mise sur le bronze)
J’aurais aimé, aimé vraiment
Longtemps y vivre et lentement :
Douce y coule la vie – et lente –
Province lente et nonchalante…
Testamenteries
Jean Berthet
Il est né à Rouen en 1911 et monte à Paris en 1917.
Renvoyé du lycée Montaigne pour indiscipline puis des Francs Bourgeois pour avoir créé un journal satirique appelé Le canard déchaîné, il entre à la compagnie d’assurance L’Urbaine et La Seine le jour de ses dix-sept ans. Il avait déjà écrit sa première pièce de théâtre et rencontre de nombreux auteurs de l’époque dont Maurice Rostand, le fils aîné de l’écrivain Edmond Rostand et de la poétesse Rosemonde Gérard, lui-même poète et écrivain. En 1930 il démissionne de la compagnie d’assurances et quitte Paris. Il écrit et publie poèmes, ainsi que des pièces de théâtre. Il envisage de devenir journaliste et publie dans France Soir des articles sous pseudonyme. En 1935, sa comédie Pauvre Jacques est jouée à Paris. En 1936, il entre à la compagnie d’assurances La Prévoyance, au service du contentieux où il rencontre Claude, sa future femme. Il écrit alors beaucoup pour le théâtre et pour la presse. Mobilisé en 1939, il publie son premier recueil de poèmes en 1941 et créé en 1943 la maison d’édition Les Cahiers du Mouton Bleu.
Fréquentant le Tout Paris littéraire et artistique, il poursuit néanmoins une carrière d’inspecteur des assurances. En 1950 Francis Carco lui remet le prix Gérard de Nerval pour son recueil Testamenteries. Il reçoit ensuite de nombreux prix qui le placent dans le milieu de la poésie dite « classique ». A sa retraite, il tient quelques temps une boutique de brocante, Le Vieil Aujourd’hui, à côté de chez lui, rue Lacretelle. En 1994 il reçoit le Grand Prix de la Société des Poètes Français pour l’ensemble de son œuvre.
Il utilise de nombreux pseudonymes, dont Jean Chicaille (d’un personnage de Paul-Jean Toulet, qui francisait ainsi un nom chinois) Jean Derouen, Jean de La Rivière, José Sansonnet, J.-J. Dupont-Durand.
Il décède en 2002.
Pour en savoir plus, vous pouvez consulter le site de l’association des amis du poète (20 rue Lacretelle, 75015, Paris) qui ont attiré mon attention au Marché.
Sur le site de la BNF
Jean Berthet a publié 90 recueils et vous pouvez encore trouver le 33 tours des Testamenteries dits Par Pierre Fresnay, sous le label Label: Serp Disques.
Enfin, pour terminer, j’ajoute un poème trouvé sur le net, qui m’a beaucoup séduit
Psaume Z
Dans l’ombreuse forêt
Où Pan jadis errait,
Dans le temps, dans l’espace,
Je contemple, distrait,
La vie en moi qui passe
De moi je vais à moi,
Vers ma mort sans émoi
–Et ma vaine existence
N’oppose au long des mois
Aucune résistance…
Être soi (quel qu’il soit)
Espoir que tout déçoit !
Naître, être moins que n’être
Ou ne plus être soi !
Ce que je fus (qui rêve)
Vers ce que je serai
Erre et marche sans trêve
Dans l’ombreuse forêt
Où Pan jadis errait !
29 décembre 1963
[1] À partir des années 1910, s’est constituée une « École Fantaisiste ». Autour de Francis Carco, qui déclare vouloir « réaliser une sorte de poésie fantaisiste dont le sourire, quelquefois aigu, quelquefois charmant, dissimulerait un très grand trouble », et dans le sillage de Paul-Jean Toulet, choisi comme chef de file, se rassemblent Tristan Derème, Jean Pellerin, Robert de la Vaissière, dit Claudien, Jean-Marc Bernard, et Léon Vérane. Ces poètes ont inscrit la fantaisie et le sourire à la base de leur poétique ainsi qu’une forme de comique hérité des cabarets, celui des calembours et de la blague, avec une poésie laissant une large place au parler populaire, à des dialogues parfois vaudevillesques au sein d’une forme toujours maîtrisée, travaillée entre maintien du vers et renouveau de la strophe. Enfin l’autodérision est constante : se moquer de soi-même devient programme d’écriture.
Merci Aline. Une découverte totale pour moi aussi .
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Ça me fait plaisir…et ça me rassure !
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