Discriminer

 

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Voici un verbe que je n’ai jamais utilisé dans ma jeunesse, un verbe d’ailleurs que je ne voyais pas jusqu’à très récemment. J’ai appris à identifier, sélectionner, préférer, choisir.

J’ai pu observer du racisme, des injustices, de la cruauté contre tous ceux qui ne sont pas dans le moule ou qui ont une fragilité permettant de les mettre à bas pour se rehausser. Bref, le monde ne manque pas d’imbéciles et de gens bornés. Encore récemment, exerçant comme assesseur dans un bureau de vote, j’ai vu passer des gens charmants, émouvants, gentils et quelques abrutis qui pensent sans doute que l’on a pas assez remarqué qu’ils ne faisaient pas partie de la même humanité, parce qu’ils avaient un nom connu ou trimbalaient un sac de chaussures Louboutin (ruineuses, quoi), parce qu’ils ont le plus grand mépris pour la démocratie, pour les fonctionnaires, les noirs ou que sais-je encore, des gens qui se sentent autorisés à être hautains, méprisants, désagréables. Ma fonction ne m’a pas permis de leur demander de revenir au début et ne se présenter devant l’urne qu’en se comportant comme si nous nous devions tous le respect et la politesse. Ma fonction, et peut-être le spectre de la discrimination. N’aurait-on pas pu me dire au nom de quoi je discriminais ces personnes en les contraignant à faire deux fois le parcours ?

Comme le dit le site de la Mairie de Paris, toujours vainqueur toute catégorie des nouvelles problématiques

Si, à l’origine, discriminer signifie faire un choix, le verbe a désormais pris un autre sens: discriminer, c’est faire un choix fondé sur des critères prohibés par la loi (art. 225-1 du code pénal). Autrement dit, discriminer c’est traiter une personne moins bien qu’une autre, sur la base d’un motif interdit par la loi.

La Mairie a d’ailleurs créé le RéPaRe (Réseau parisien de repérage des discriminations, il faudrait créer un dictionnaire rigolo des sigles). On  retrouve dans sa présentations les mots rimant inévitablement avec les bonnes actions (mobiliser, partenaires, réseau multi-partenarial, collectif…).

L’inflation de la loi sur tous ces sujets étant évidente (eh oui c’est bien difficile de lister tout ce qui peut arriver dans un texte juridique !) elle identifie vingt-deux motifs de discriminations : l’âge, le sexe, l’origine, la situation de famille, l’orientation sexuelle, les mœurs, les caractéristiques génétiques, l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une race ou une religion, l’apparence physique, le handicap, l’état de santé, l’état de grossesse, le patronyme, les opinions politiques, les activités syndicales, l’identité sexuelle, le lieu de résidence, la perte d’autonomie, sa particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur. L’impolitesse ne semble pas en faire partie, quoique méfions-nous. Il y a le cas de l’impoli appartenant à une minorité racisée. Mine de rien, ça arrive. Impossible alors de lui faire subir ce retour. Imaginons qu’il s’agisse d’une femme, même si c’est une c…, impossible. Si c’est un homosexuel ou un transsexuel c’est mort. Mais allons plus loin : si je fais cette remarque à celui qui crache sur la démocratie on me dira qu’il s’agit d’une opinion politique. Si c’est quelqu’un qui a un nom à rallonge, je le discrimine peut-être en raison de son « origine ». Madame Louboutin étant une femme, je n’aurais pu m’en prendre qu’à son mari, à condition qu’il ait été aussi odieux qu’elle. Sans oublier, pour quitter le bureau de vote, qu’encourt l’accusation une remarque faire à une femme qui manifeste par sa tenue son appartenance à une idéologie elle-même liée à une religion (c’est pour ça qu’on fait tous attention à ne pas trop regarder les femmes tellement bien dissimulées qu’on ne peut que remarquer leur voile).

En réalité, cette inflation de discrimination qui doit être définie par la loi contamine la décision et la personnalisation. Car décider c’est discerner, distinguer les choses les unes des autres avec précision, selon des critères définis comme l’écrit l’inoxydable Petit Robert. C’est choisir. Recruter c’est choisir. Évaluer, c’est choisir. Et contester qu’il y ait une quelconque légitimité à cette opération est devenu une constante de notre vie. Enfin, disons plutôt que nous continuons à faire des choix parfois totalement arbitraires ou discriminants mais que nous les euphémisons, ce qui enlève en réalité toute capacité de se défendre à ceux qui pourraient contester ce qu’on leur reproche. On trouve partout des conseils aux employeurs pour éviter les discriminations à l’embauche qu’elles soient directes (c’est à dire illégales), « systémiques » (il faut une thérapie pour identifier ses stéréotypes) ou « indirecte » (par exemple se fonder sur des « aptitudes annexes » au poste en question- impossible alors de recruter quelqu’un parce que lui aussi fait de l’escalade). Il leur est donc recommandé d’adopter une formulation neutre dans l’offre d’emploi : ne pas privilégier le féminin ou le masculin, établir une grille de tri pour mieux effectuer son choix et ne pas se fier aux apparences. Bref, là encore on remplit des tableaux Excel pendant des heures (et qui a le temps ?). Dans l’administration cela a donné un langage codé pour les évaluations. Plutôt que de dire « il ne fait pas son travail » on dit « aurait les capacités d’investir dans de nouveaux projets ». Il faut une grille de lecture non diffusée et tout à fait officieuse pour comprendre son évaluation. Ce qui, on en conviendra, est très discriminant. Mais l’important est de ne pas le formuler. C’est pour ça que maintenant on a tous des badgeuses parce que dire à quelqu’un qu’il triche sur les horaires est discriminant, dangereux (et s’il faisait un procès ?) et fatiguant. Du coup, tout le monde est enquiquiné, sauf ceux qui trichaient avant (et qui continuent) parce que pour le prouver, bonjour !

De toutes façons les lignes de codes ne savent plus différencier les situations ou personnaliser (d’ailleurs votre cas n’est jamais prévu). Sauf les déclarations d’impôt qui, du coup, sont totalement incompréhensibles et aussi épaisses qu’un Code civil (je sais, j’exagère). Du coup, l’idée c’est que vous allez renoncer. Et que si vous protestez de payer pour tous ceux qu’on n’ose pas discriminer, c’est que vous êtes un has been ou un réac. Pire encore, si vous en souffrez, c’est que vous êtes faible. Et les faibles qui n’ont pas de critère légal de discrimination, on les discrimine en les abandonnant.

 

2 réflexions sur “Discriminer

  1. Sigh.
    Ce matin j’ai eu une pensée pour mon cher « Macbeth », avec les mots qui ouvrent si mal la pièce, et contribuent à faire perdurer la guerre civile, le meurtre, l’horreur, et qui vont continuer à les faire durer, même à la fin de la pièce : « Fair is foul, and foul is fair, hover through the fog and filthy air ». (Le beau est hideux, et le hideux est beau, planant à travers le brouillard, et l’air crasseux »).
    C’est un assez bon diagnostic de l’état où nous nous trouvons à l’heure actuelle… (se souvenir que dans la pièce, le contexte est la guerre civile.. ne l’oublions pas, ceux d’entre nous qui pouvons encore apprendre de la littérature, et de notre expérience, et n’avons pas besoin d’entendre la radio/télé/les experts à longueur de journée pour avoir une idée de ce qu’est le monde.)
    Il y a presque 20 ans j’ai soulevé l’ire d’un militant droits de l’homme en faisant remarquer que le mot « discrimination » voulait dire pouvoir faire la différence. (Avant de faire un choix, on doit d’abord pouvoir faire la différence entre ce qui est proposé…Pouvoir établir les différences, pour faire des comparaisons est le début de la capacité de.. PENSER, même.)
    Comment ne pas voir ? que, du matin au soir, « on » nous somme de fermer nos yeux sur les différences que nous voyons de nos propres yeux ? Comment ne pas conclure que cette attitude est d’une bêtise confondante ? Comment être solidaire avec de tels dérèglements, même si les personnes qui nous sermonnent, et.. pondent des lois pour notre bien ont de si bonnes intentions ??
    Quand je vois ça, je n’ai pas d’autre… choix que de croire aux sorcières de « Macbeth », même si je ne les vois pas. C’est trop gros, tout ça. Je n’incrimine pas nos dirigeants, d’ailleurs. J’incrimine… la Fortune. Régulièrement ça se détraque à grande échelle ; nous perdons le contrôle de la barque (dont nous n’avions jamais eu le contrôle, d’ailleurs, mais.. nous y avons cru, pendant que la croisade était sans heurts), et nous tombons dans l’eau profonde et glacée.
    Pour la rigolade, je me souviens d’un incident déjà ancien où ma fille, en vraie teigne fille de sa mère, a fait remarquer à une petite membre d’une « minorité » qu’elle se comportait d’une manière… « raciste » pour être confrontée à une attitude de totale incompréhension en face. Il était.. impensable à l’autre qu’ELLE puisse être raciste…. Ce n’était pas dans l’ordre des choses… LOL LOL LOL. Nous sommes bien servis par notre bêtise, et nous récolterons bien ce que nous avons semé… avec les meilleures intentions, d’ailleurs. Je crains que nous n’ayons à peine commencé de pleurer…et ça ne me réjouit pas. Et en attendant, nous verrons de moins en moins de politesse.
    C’est drôle, mais il n’y a rien comme le mot « justice » pour faire fuir la politesse… Athéna n’est pas une déesse très.. féminine, gracieuse, ou polie. Elle est en armure, et elle n’est pas née par les voies BASSES. Ça va de soi. On ferait bien de s’en souvenir.

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