Paris

Photo_de_Jules_Laforgue

A l’approche des élections municipales et des Jeux Olympiques, j’ai eu envie de partager une lecture de la « Grande complainte de la ville de Paris » de Jules Laforgue. J’en avais envoyé un extrait à un ami il y a bien longtemps et je l’ai redécouvert récemment.

Le texte est la seule œuvre en prose du recueil « Les complaintes » paru en juillet 1885, chez Léon Vannier. La ville de Paris, évoquée dans les Préludes autobiographiques, apparait à la fin du recueil avec la succession des trois complaintes « de la ville de Paris », « des Mounis du Mont-Martre » et du « Sacré-Coeur » et d’autres monuments parisiens apparaissent au fil de l’ouvrage : le Val-de-Grâce, Notre-Dame, le Louvre, la Madeleine notamment.

Pourquoi Paris ? Jules Laforgue, né à Montevideo, a été marqué par ses  séjours à Paris. Comme poète, il a d’abord été un lecteur de Charles Baudelaire, celui qui, « Le premier, parla de Paris en damné quotidien de la capitale… ». Le texte de Laforgue est cependant très différent de ceux ce Baudelaire, même si la modernité reste l’axe central. Ville immense, ville monde, Paris, dans cette complainte, inclut les « banlieues »-  notamment l’asile de Charenton qui réintègre la folie exilée hors les murs-, et vit du travail des « antipodes ». Le grand Paris avant l’heure en quelque sorte. Enfin, Laforgue convoque la ville par la voix d’un bonimenteur.

Paris est évoqué comme dans la tradition des « cris de Paris », ces appels caractéristiques des métiers d’autrefois, employés par les divers marchands ambulants de Paris du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale[1]. Mais on ne retrouve pas dans le texte ces cris réglementés en fonction de chaque corporation. C’est le Paris moderne qu’évoque Laforgue, un Paris vu comme un vaste marché, où tout est publicité, argent et marchandise. Il est cependant rare que les mots fassent référence à des produits véritables ou à des publicités, même si la machine à cylindre Marinoni a bel et bien existé). Laforgue crée plutot des rapprochements incongrus entre les mots et les expressions du registre poétique traditionnel (ou celui des émotions) et ceux du registre commercial, par exemple dans « clientèle ineffable », « bail immortel » ou « Dépôt, sans garantie de l’humanité, des ennuis les plus comme il faut et d’occasion ».

Dans le premier paragraphe, les dieux, comme l’amour sont ainsi pris dans un phrasé commercial empli de mots techniques. Donnant le sentiment d’une incohérence, cette succession est pourtant très bien rythmée et la prose ne manque pas d’échos, par la reprise de termes « Bonne gens qui m’écoutent …De l’argent, bonne gens ! » ; « Et ça se ravitaille…ça travaille pour que Paris se ravitaille ».

Dans le deuxième paragraphe apparait une fleur imaginaire ( ?) qui porte un nom propre, le Lotus Tact, ou le mot rare de ruolz, alliage de cuivre, nickel et argent mis au point par le comte français Henri de Ruolz utilisé notamment en joaillerie et pour la fabrication de couverts. Ce registre du commerce se superpose à celui de la mythologie religieuse avec ces « Aux commis, des Niobides[2], des faunesses aux Christs ». On retrouve l’écho avec « monte le Lotus Tact..D’ailleurs avec du tact ». Et que dire de cette magnifique image : « sous les futaies seigneuriales des jardins très-publics » ?

Dans le troisième paragraphe qui commence avec « l’inextricable élite » et se termine avec  « la discrète élite », les classes sociales semblent se poursuivre tandis que le poète utilise, comme il le fait souvent, des mots-valises comme « spleenuosités » (allusion au Spleen baudelairien), « exilescentes » ou « dies iræmissibles « formés d’un mixte entre le Dies irae et l’adjectif « irrémissible » (irrémédiable, impardonnable)  qui laisse peu de chance de pardon à l’homme.

Le quatrième paragraphe, avec son écho « Les cris publics reprennent » et « Encore des cris ! » semble accéléré, comme la vie, et Laforgue y évoque la Bourse avec son « L’Amortissable a fléchi, ferme le Panama » (la valeur des actions cotées pour la construction du canal de Panama était alors ferme, tandis que les obligations amortissables avaient baissé). La fin annonce le dernier paragraphe, en forme de morale sur cette « existence où l’on paie comptant » amenant les « messieurs courtois des Pompes Funèbres ». A la toute fin l’expression « ô Bilan, va quelconque » signifie-t-il le deuil de toute œuvre comme l’écrit Pierre Brunel ?

Dans cette « prose blanche » on retrouve enfin des longueurs de vers classiques comme le tétrasyllabe (« Bail immortel »), l’hexasyllabe (« de bonheurs sur mesure », « Pas de morte-saison », « De l’argent, bonne gens ! », « Maison vague, là-haut », « D’ailleurs avec du tact… », « ferme le Panama », « ô Bilan, va quelconque ! »), l’octosyllabe (« Chantiers en gros et en détail », « Prévient la chute des cheveux »), le décasyllabe (« spleenuosités, rancoeurs à la carte », « Un chien aboie à un ballon là-haut »), et l’alexandrin (« Fournisseurs brevetés d’un tas de majestés », « ô chlorose ! bijoux de sérail, falbalas »,« Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandise ! », « Ça travaille, pour que Paris se ravitaille »).

Grande complainte de la ville de Paris 

PROSE BLANCHE

Bonne gens qui m’écoutes, c’est Paris, Charenton compris, Maison fondée en…, à louer. Médailles à toutes les expositions et des mentions. Bail immortel. Chantiers en gros et en détail de bonheurs sur mesure. Fournisseurs brevetés d’un tas de majestés, Maison recommandée. Prévient la chute des cheveux. En loteries! Envoie en province. Pas de morte-saison. Abonnements. Dépôt, sans garantie de l’humanité, des ennuis les plus comme il faut et d’occasion. Facilités de paiement, mais de l’argent. De l’argent, bonne gens! Et ça se ravitaille, import et export, par vingt gares et douanes. Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandise! À vous, dieux, chasublerie, ameublements d’église, dragées pour baptêmes, le culte est au troisième, clientèle ineffable! Amour, à toi, des maisons d’or aux hospices dont les langes et loques feront le papier des billets doux à monogrammes, trousseaux et layettes, seules eaux alcalines reconstituantes, ô chlorose! bijoux de sérail, falbalas, tramways, miroirs de poches, romances! Et à l’antipode, qu’y fait-on? Ça travaille, pour que Paris se ravitaille….
D’ailleurs, des moindres pavés, monte le Lotus Tact. En bataille rangée, les deux sexes, toilettés à la mode des passants, mangeant dans le ruolz! Aux commis, des Niobides; des faunesses aux Christs. Et sous les futaies seigneuriales des jardins très-publics, martyrs niaisant et vestales minaudières faisant d’un clin d’œil l’article pour l’idéal et Cie (Maison vague, là-haut), mais d’elles-mêmes absentes, pour sûr. Ah! l’Homme est un singulier monsieur; et elle, sa voix de fausset, quel front désert! D’ailleurs avec du tact…

Mais l’inextirpable élite, d’où? pour où? Maisons de blanc: pompes voluptiales; maisons de deuil: spleenuosités, rancœurs à la carte. Et les banlieues adoptives, humus teigneux, haridelles paissant bris de vaisselles, tessons, semelles, de profil sur l’horizon des remparts. Et la pluie! trois torchons à une claire-voie de mansarde. Un chien aboie à  un ballon  là haut. Et des coins claustrals, cloches exilescentes des dies iræmissibles. Couchants d’aquarelliste distinguée, ou de lapidaire  en liquidation. Génie au prix de fabrique, et ces jeunes gens s’entraînent en auto-litanies et formules vaines, par vaines cigarettes. Que les vingt-quatre heures vont vite à la discrète élite!…

Mais les cris publics reprennent. Avis important! l’Amortissable a fléchi, ferme le Panama. Enchères, experts. Avances sur titres cotés ou non cotés, achat de nu-propriétés, de viagers, d’usufruit; avances sur successions ouvertes et autres; indicateurs, annuaires, étrennes. Voyages circulaires à prix réduits. Madame Ludovic prédit l’avenir de 2 à 4. Jouets Au Paradis des enfants et accessoires pour cotillons aux grandes personnes. Grand choix de principes à l’épreuve. Encore des cris! Seul dépôt! soupers de centième! Machines cylindriques Marinoni! Tout garanti, tout pour rien! Ah! la rapidité de la vie aussi seul dépôt….

Des mois, les ans, calendriers d’occasion. Et l’automne s’engrandeuille au bois de Boulogne, l’hiver gèle les fricots des pauvres aux assiettes sans fleurs peintes. Mai purge, la canicule aux  brises frivoles des plages fane les toilettes coûteuses. Puis, comme nous existons dans l’existence où l’on paie comptant, s’amènent ces messieurs courtois des Pompes Funèbres, autopsies et convois salués sous la vieille Monotopaze du soleil. Et l’histoire va toujours dressant, raturant ses Tables criblées de piteux idem, – ô Bilan, va quelconque! ô Bilan, va quelconque…

Jules Laforgue

 

Jules Laforgue

Nouvelliste, critique d’art, épistolier, mais surtout poète de l’ennui, de l’amour attendu, des angoisses métaphysiques, publiant ce qu’il considérait comme de simples amorces de son œuvre à venir lorsque la mort le surprit à 27 ans, Jules Laforgue, dont Rémy de Gourmont qualifia les écrits de « littérature entièrement renouvelée et inattendue », fut, après Rimbaud et Lautréamont, un des principaux précurseurs du mouvement symboliste

Il naquit le 16 août 1860 à Montevido (en Uruguay) de parents français. En 1866, il est envoyé en France et laissé comme pensionnaire au lycée de Tarbes, avec l’un de ses frères. Il y vécut de sa sixième à sa quinzième année et cette vie loin des parents (rentrés à Montevideo), la contrainte du lycée, les heurts inévitables avec les camarades font naître en lui la tristesse, le repliement mélancolique.

La famille s’installe à Paris en octobre 1876. Laforgue vit ensuite en garni, rue Monsieur le Prince.  Il est secrétaire, au service de Charles Ephrussi (1849-1905), rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts. Il publie quelques articles et quelques poèmes. Il est ami de Gustave Kahn, correspond avec Mallarmé, Huysmans, Vielé-Griffin, et rencontre Édouard Dujardin et Théodore de Wyzewa mais est éloigné de la vie littéraire parisienne par son séjour en en Allemagne (Berlin) de décembre 1881 à septembre 1886. C’est pendant ce séjour que sont publiées Les complaintes.

Laforgue revient à Paris en 1887 avec sa femme, rencontrée à Berlin. Il pensait publier, se faire connaître, obtenir une place dans l’administration des Beaux-Arts. Mais la maladie va jeter à bas tous ses projets : il est atteint de tuberculose. Il semble l’avoir prévu en écrivant deux ans auparavant, dans ses Complaintes :

Eh bien, ayant pleuré l’Histoire,
J’ai voulu vivre un brin heureux ;
C’était trop demander, faut croire ;
J’avais l’air de parler hébreu.
Il meurt le samedi 20 août 1887  et sa femme, atteinte du même mal, un an plus tard.

 

Pour aller plus loin

Un site sur Jules Laforgue

JULES LAFORGUE HÉRITAGE ET MODERNITÉ ANALYSES ET COMMENTAIRES 2

Jules Laforgue : Les Complaintes  » où Saint-Malo rime avec Sanglots et Bocks avec Coq  » Éléments de mise en perspective grammaticale et stylistique, Jacques-Philippe Saint-Gérand

Geinoz, Philippe (2004) : « Autonomie de la vision et poésie de la ville. La prose blanche de Laforgue ». Littérature. 136 : 62-78.

[1] Ils ont été immortalisés par Clément Janequin (vers 1485-1558) dans la chanson Voulez ouÿr les cris de Paris ? (que l’on connaît en général sous le nom de Les cris de Paris). Au tout début du XVIIIe siècle, l’une des plus célèbres séries de gravures est celle des Cris de Paris éditée par Jacques Chiquet
[2] Niobé est la reine légendaire de Phrygie, fille de Tantale et de Dioné; épouse d’Amphion, elle se serait vantée d’avoir plus d’enfants (14) que la mère d’Apollon et d’Artémis, qui tuèrent tous ces enfants, les Niobides.

 

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