
Lucas Cranach. Adam et Eve au Paradis
Puisque nous venons de passer les fêtes de Noël (qui je l’espère, ont été heureuses pour vous) et que je suis une ancienne croyante, de plus héritière d’une culture imprégnée de christianisme (que cela plaise ou non, c’est un fait, on ne peut pas comprendre grand-chose à l’art d’une zone culturelle sans connaître sa religion, mais c’est un autre débat -et quel débat !), puisque donc nous venons de fêter Noël, j’ai choisi de publier un billet sur la connaissance qui, tout en étant dans la rubrique « Bref » est un peu long (vacances obligent).
Mais quel rapport entre Noël et la connaissance, vous demandez-vous peut-être ? Eh bien le péché originel, voyons ! Ce péché commun à toute l’humanité, commis en mangeant les fruits de l’arbre de la connaissance (vous suivez ?) par Adam, qui est notre père et le prototype de l’humanité entière, ainsi que le suggère son nom qui signifie l’homme, pas le mâle mais l’être humain en hébreu (pas besoin d’écrire Adam.e je suis opposée à l’écriture inclusive). Puisque l’homme (et la femme) sont désormais privés de la grâce, Dieu va nous la redonner en son fFils Jésus Christ, lui aussi à son image mais sans péché. Par le baptême, tous les péchés sont remis, le péché originel et tous les péchés personnels. La naissance de Jésus est donc un bon moment pour discuter de connaissance.
Rassurez-vous, je ne suis pas en route pour un débat philosophico-religieux sur le sujet (j’en serais fort incapable). Ce billet avait au départ comme seul objectif de partager deux citations sur le mot connaissance extraites de mes lectures, relevées il y a déjà longtemps, avant d’ouvrir ce blog. Mais comme je ne sais pas faire simple, j’en ai tiré le fil, au point de revenir au péché originel. Fichtre.
Voici sans plus attendre la première citation :
Et cependant, dit Browne, chaque connaissance est environnée d’une obscurité impénétrable. Nous ne percevons que des lueurs isolées dans l’abîme de notre ignorance, dans l’édifice du monde traversé par d’épaisses ombres flottantes. Nous étudions l’ordre des choses mais ce qui inspire cet ordre, dit Browne, nous ne le saisissons pas. C’est pourquoi nous ne pouvons écrire notre philosophie qu’en lettres minuscules, accordées aux signes et sténogrammes d’une nature éphémère qui n’est elle-même qu’un reflet de l’éternité. W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne (1995), p.31-32. Actes Sud, traduction Bernard Kriess et Patrick Charbonneau.
J’avais adoré, et noté, cette phrase du magnifique livre de Winfried Georg Maximilian Sebald, Max pour les intimes, écrivain allemand né en 1944 et mort en 2001. Il s’agit à la fois d’un voyage à pied en Angleterre et de réflexions sur des auteurs du passé, des œuvres, ainsi les représentations picturales des batailles navales, ou des événements historiques comme la « purification » dans les Balkans au milieu du siècle. D’une écriture méticuleuse, illustrée de photographies, cartes, tableaux, documents historiques, le livre a un effet hypnotique. Sebald consacre le premier chapitre à Thomas Browne, qui, comme lui, habitait Norwich.
Né à Londres le 19 octobre 1605, Thomas Browne était le fils d’un riche marchand de tissus qui, après une maîtrise de lettres, se tourna vers la médecine. Il passa ainsi un an en France, à Montpellier. Il se rendit l’année suivante à Padoue où il étudia l’anatomie et la chirurgie. En 1633, Browne fréquenta l’université de Leyde, en Hollande, où il étudia la chimie, matière alors négligée. C’est là qu’il devint docteur en médecine avant de regagner l’Angleterre la même année. Il s’installa près de Halifax, dans le Yorkshire, en 1635, en tant que praticien, puis à Norwich, en 1637. C’est à cette époque qu’il commença la rédaction de son ouvrage principal, Religio medici. Ce livre, que Browne décrit comme « un ouvrage personnel à [sa] seule intention », n’était pas destiné à l’édition. Il fut cependant publié à son insu, par un ami, en 1642[1] et traduit en français par Nicolas Lefèvre en 1668.Passionné de botanique, Browne fut par ailleurs le premier à faire ressortir la fréquence du nombre cinq dans les graines et les divisions des enveloppes f lorales. Les sociologues font remonter la constitution systématique de leur science, en Angleterre, à Thomas Browne. Le jardin de Cyrus ou les plantations en quinconce, losange ou Réseau des anciens, considérées selon l’Art, la Nature, la Mystique, est le quatrième livre que rédigea Thomas Browne et le dernier publié de son vivant. Il est publié chez José Corti et traduit par Bernard Hoepffner.
Religio medici (La religion d’un médecin) est construit à partir des trois vertus du christianisme, la foi, l’espérance et la charité. Il exprime l’adhésion de Browne à la doctrine de la Sola fide, de l’enfer, du Jugement dernier, de la Résurrection et des autres fondements du protestantisme. À l’aide d’exemples tirés de sa pratique, l’auteur entend exposer son éthique en tant que médecin et illustrer les vérités de la religion, qu’il veut réconcilier avec la science. Sa conception de l’anglicanisme est si tolérante qu’il se dit prêt à accepter n’importe quelle religion, fût-ce la « papiste ». L’Église catholique croit d’ailleurs dans un premier temps que le livre est l’œuvre de l’un de ses fidèles. Elle le mettra ensuite à l’Index en 1646, ce qui ne nuira pas à sa carrière. Tout au long du XVIIe siècle, les traductions se multiplieront à partir de l’édition en latin.
Fort célèbre de son vivant et traduit plusieurs fois dans les principales langues de l’Europe, encore lu et partiellement réimprimé jusqu’en 1756, Browne a été délaissé depuis lors ou du moins rejeté dans l’ombre pendant tout le règne de la raison.
Voilà des choses que j’ignorais en grande partie en choisissant cette phrase qui résonnait en moi, sans doute du fait de ma conscience personnelle des lacunes immenses de mes connaissances et du gout pour tirer sans cesse un fil après l’autre (ce dont le travail en archives des historiens est une parfaite illustration). Une histoire de savoir. Depuis, j’en sais un peu plus, même s’il me faudrait relire Sebag.
La deuxième citation est fort différente :
…ce sera un avant-goût de ce supplice de l’enfer qui consiste à revoir sa vie avec l’œil de la connaissance, en quoi le pire ne sera pas de percer à jour les mauvaises actions évidentes mais celles que j’ai crues bonnes à un certain moment. Franz Kafka, Lettres à Miléna.
Cette phrase de Franz Kafka concerne, si on la replace dans le contexte, une réflexion sur l’écriture et la relecture, mais je ne l’ai pas conservée pour cette raison (quoique l’on puisse sans doute dire que relire un texte que l’on a écrit s’assimile à revoir sa vie, raison pour laquelle, sans doute, cette relecture est parfois retardée, et crainte).
Mais qu’est ce que ce supplice de l’enfer qui consiste à revoir sa vie avec l’œil de la connaissance ? Kafka était juif et, pour les Juifs il n’existe pas d’enfer similaire à celui des chrétiens.
J’emprunte à un site semble-t-il sioniste (ciel !) cette explication humoristique
Dans la tradition mystique juive, il est dit que lorsque l’on meurt, on voyage jusqu’à la cave des Patriarches où l’on rencontre Adam (encore lui, ndlr), qui apparaîtra sous la forme d’un être de lumière.
Après avoir revu ta vie en mode rembobinage de cassette (qui se souvient encore des cassettes ?), on passera un an au Gehenna (une espèce de salle d’attente), le temps que nos familles récitent le Kaddish pour nous, et seulement ensuite on pourra soit recevoir une promotion et monter aux côtés d’Elohim, soit faire gilgoul, c’est-à-dire revenir sur Terre pour y accomplir plus de mitzvot[2].
La réflexion m’a touchée à l’époque non par intérêt pour cette question, maintenant résolue, mais parce qu’elle est très révélatrice de l’œuvre et la personnalité de Kafka, et sans doute de mes propres fantômes. Je dois l’avoir relevée après avoir lu sa « Lettre au père », un petit livre de Kafka que je vous recommande, pour son écriture mais aussi par la manière dont il éclaire toute son œuvre, mettant en évidence le sentiment majeur qui habite Kafka, la culpabilité, et son lien à la figure d’un père terrifiant.
Kafka d’ailleurs, tout en étant juif, connaissait par ailleurs bien la notion de péché originel et il s’exprime à ce sujet de cette façon:
Nier le péché originel, c’est nier Dieu et nier l’homme. Peut-être l’homme ne tient-il sa liberté que du fait d’être mortel. Qui peut le savoir ? Conversations avec Kafka, Gustav Janouch (trad. Bernard Lortholary), éd. Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1978, p. 94
Mais la citation de Kafka, avec cette certitude des fautes commises, ce sentiment de culpabilité si aigu chez lui mais aussi tellement occidental [3] nous ramène à la connaissance dont il est question dans les fruits de cet arbre, celle du Bien et du Mal. En ce sens, le « péché originel » constituerait, suivant Eric Fromm, notre rupture avec la condition animale ainsi que l’éveil de la conscience: l’humain peut se poser des questions morales concernant le Bien et le Mal et métaphysiques concernant les origines et la mort. A contrario, il ne peut, à l’inverse de l’animal, se laisser guider par son instinct. L’homme est tout à la fois Adam et Ève (homme faible et femme tentatrice), ainsi que Caïn et Abel (meurtrier et victime). Il se situe à un point de dialogue entre les forces du Bien et celles du Mal, entre celles de l’amour et celles de la haine. Ainsi, il ne saurait être, ni fondamentalement bon, ni fondamentalement mauvais : il est tout à la fois pétri d’amour et de haine.
La confession est bien une solution occidentale à cette culpabilité (une solution un peu perverse suivant Jean Delumeau) et la psychanalyse a pu en sembler un décalque. Freud, lorsqu’on lui demandait la différence entre psychanalyse et confession, répondait : Dans la confession le pécheur dit ce qu’il fait, dans l’analyse le névrosé doit en dire plus.
Il doit donc dire ce qu’il ne connait pas encore.
[1] Pascal AQUIEN, pour l’Encyclopedia Universalis
[2] https://rootsisrael.com/mort-judaisme/
[3] Voir les deux remarquables ouvrages de Jean Delumeau, « La peur en Occident » et « Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles »
ah! faire gilgoul… comme cela me tenterait… pas vous? de quoi se convertir au judaïsme, mais je ne crois pas que cela soit possible, hélas.
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Bien d’accord ! 😉
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