Organiser

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Organiser n’a pas de fin. On commence par organiser ses Lego, puis son travail, son mariage et puis, en avance, sa succession et son enterrement.

S’organiser, c’est un peu comme nettoyer. Mais il y a un pic de l’organisation à l’âge adulte, quand on doit tout organiser pour ses enfants et adolescents (ce qui tend à durer une trentaine d’années), et pour ses parents quand ils ne sont plus « autonomes » (ce qui se déroule souvent en même temps). D’autant que la durée des démarches administratives, elle, s’accroit avec la simplification.

L’informatique a en effet changé l’organisation. En bien. Des gens qui ne parlent pas français (et ne savent pas traduire) organisent à l’avance, pour vous. Ils choisissent le nombre de caractères de votre nom (et il en manque), ils décomposent vos moindres gestes (et ils se trompent), ils vous envoient des tchat-robots qui ne comprennent pas votre question (mais n’ont pas le téléphone). Le problème est peut-être que seul le vivant est un « être organisé et s’organisant lui-même », par opposition au mécanique[1].

Mais l’intelligence artificielle va changer tout ça. Pas tout de suite. Et sans doute pas sans vous. Disons que ce sera peut-être plus difficile de maitriser. Ainsi, avec une voiture sans chauffeur vous devrez programmer à l’avance la réaction du véhicule si un être vivant se jette devant vos roues. Deux choix sont possibles : priorité à le sauver, priorité à vous sauver. Vous n’aurez plus le choix d’improviser en fonction de ce qui se jette sous vos roues (un ragondin ? Un bébé ?), ni de ce qui est dans votre voiture (vous seul ? Avec votre belle-mère ? Vos enfants ?).

De toute façon, l’informatique et les boites de la Silicon Valley cherchent à capter en permanence votre attention et comme, du coup, vous n’arrivez plus à vous organiser, ils vous vendent des applications pour mieux vous organiser (qui marchent comme décrit ci-dessus), et même des applis de digital detox (comment se passer des applis, quoi).

Le verbe organiser se conjugue à tous les genres (y compris le genre chiant). Durant ma jeunesse, les hommes organisaient leur travail et les tâches administratives à la maison, les femmes organisaient le nettoyage et la vie des enfants, sans compter les courses, aujourd’hui tout le monde organise la même chose, mais le temps passé aux tâches ménagères reste féminin (avec cette fameuse charge mentale).  D’ailleurs, les livres d’organisation au travail et autres manuels d’efficacité et de productivité, sont souvent écrits par des hommes et pour des hommes. C’est l’inverse pour les méthodes de « gestion du quotidien », et les magazines féminins renouvèlent régulièrement le topos « Comment s’organiser au mieux pour être à la fois une mère, une maitresse de maison et une professionnelle » (en oubliant un peu la femme qui fait l’objet de conseils spécifiques, laissant entendre qu’il est trop tard : comment sauver son couple, mettre du piment dans sa vie sexuelle etc). De toute façon, comme l’a dit Henri Louis Mencken : «Les hommes savent mieux organiser leur vie que les femmes : ils se marient plus tard et meurent plus tôt. » Une légère complication survient avec la multiplication des genres. A part les cisgenres, tous s’attachent à la déconstruction des normes pour organiser autrement la sexualité. Mais, comme l’écrit Philip Roth[2] « On aura beau tout savoir, tout manigancer, tout organiser, tout manipuler, penser à tout, le sexe nous déborde. »

Le dictionnaire historique de la langue française, à l’entrée organiser, renvoie d’ailleurs sur organe. L’organe, après avoir été un orgue, est une partie du corps, par ailleurs souvent utilisé pudiquement pour désigner pénis, vagin et autres organes spécialisés. Organiser, après avoir signifié rendre apte à la vie, puis pourvoir un corps d’organes, décrire l’organisation du vivant, a pris le sens, en 1789 (grâce à Sieyès), de doter d’une structure dans le cadre de l’organisation politique. Il s’agissait alors d’organiser le bonheur du peuple, ce qui doit faire partie des métiers impossibles suivant Freud. L’organisateur est d’ailleurs né dans le même contexte.

Organisateur est devenu un métier. Il existe même des Organisologues (les pratiquants de l’Organisologie) qui, parait-il, savent que l’argent se gagne et se perd alors que le temps s’écoule à jamais (nous sommes donc tous un peu organisologues). Plus simple et classique, le conseil en organisation d’entreprise accompagne les dirigeants dans l’élaboration de stratégies de transformation, d’adaptation et de conduite du changement. Pour améliorer les performances, l’entreprise a toujours cherché à améliorer l’organisation du travail, avec différents modèles qui se sont succédé au cours des temps, entrainant avec eux de nouvelles façons de diriger les hommes et les équipes. C’est le management. L’administration s’y est mise aussi. Qui sait si, en organisant mieux, on pourrait faire autant avec moins de fonctionnaires ? Le management court toujours devant (sans jamais regarder en arrière ni prendre connaissance des expériences passées) pour toujours plus de performance dans un monde dont la complexité avance plus vite que lui. Il nous complique sérieusement la vie et chacun ne devient responsable que de la bonne exécution de son travail selon les directives de l’organisation. Le but se perd un peu, ainsi que la qualité du travail. On finit par se demander pourquoi on est là.

Nous sommes nombreux à avoir lu des conseils d’organisation au bureau. Ainsi, la priorité est-elle de remettre à la fin de la journée les tâches urgentes, s’il reste du temps et le matin, quand on est frais comme un gardon (poke Mots surannés) se mettre aux tâches importantes, à ses objectifs de fond. Il fait donc surtout ne pas commencer par répondre aux mails. Certains fonctionnent plus radicalement : ils ne répondent pas au téléphone (alors qu’ils sont là), ils n’ont plus de messagerie (ou elle est pleine), ils ne répondent pas aux mails des gens sans importance (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas leurs chefs). Mais les métiers de contact avec le public (ou les clients) sont souvent les plus malmenés. On fonctionne ainsi comme la bibliothèque d’Umberto Eco dans Da Biblioteca dont le but ultime est de se débarrasser du lecteur.

Michel Houellebecq, qui pose souvent les vraies questions de fond, a déclaré au journal La Vie, « Je veux savoir si le monde a un organisateur et comment c’est organisé. Il y a une vraie curiosité chez moi pour la manière dont tout ça fonctionne.» C’est rassurant de penser qu’il existe un grand organisateur (Dieu, par exemple) mais peut-être allons-nous connaître la fin de toute organisation, si j’en crois une de mes blagues préférées :

Au cours d’une soirée mondaine, un chirurgien, une prostituée, un ingénieur en organisation et un informaticien viennent à parler du plus vieux métier du monde. Aucun doute, dit la prostituée, le plus vieux métier du monde, c’est le mien. Chère amie, lui répond le chirurgien, votre métier nécessite l’existence d’au moins une femme. Or, nous pouvons lire dans la Bible, au livre de la Genèse précisément, que Dieu, pour créer la femme, a endormi Adam et lui a pris une côte. Il s’ensuit que le plus vieux métier du monde ne peut pas être le vôtre, mais le mien : celui de chirurgien. L’ingénieur en organisation prend alors la parole : mon cher, je ne suis pas d’accord avec vous. En effet, avant de créer l’homme, Dieu a d’abord créé le monde à partir du chaos. Il a donc accompli un travail d’ingénieur en organisation et, partant, le plus vieux métier du monde, c’est le mien ! C’est alors qu’ils entendent un rire, discret, mais bien réel. C’est l’informaticien qui leur dit alors : et le chaos, vous le deviez à qui ?

[1] Kant, Critique de la faculté de juger, 1790
[2] La bête qui meurt

4 réflexions sur “Organiser

  1. Ça me rappelle Yves Coppens, qui, dans ‘L’Histoire de l’humanité’, décrit l’évolution par ce double mouvement : « la vie va toujours dans le sens de la complication et de l’organisation ». J’ai l’impression que la bureaucratie, les lois, et, évidemment, le technocapitalisme, n’échappent pas à cette tendance 😉

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  2. L’apparition de la vie a mis le bordel dans l’inerte. C’est donc, logiquement, pour tuer des passagers et des passants que l’on met en circulation des voitures autonomes. À noter aussi que l’intelligence artificielle a le plus grand mal à rivaliser avec la bêtise naturelle (qui l’a engendrée). Enfin, je voudrais savoir si les « lignes téléphoniques avec Dieu » qui fleurissaient dans les annuaires étasuniens il y a trente ans se sont modernisées et répondent maintenant aux appels des robots. Merci.

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