Tard

Il y a peu, j’ai trouvé dans une brocante une anthologie poétique (encore une !) de Marcel Arland publiée chez Stock en 1941. Vers la fin, un poème de Reverdy que j’avais lu et relu pendant cette longue longue période de la vie qu’est l’adolescence. Et je suis allée rechercher dans mes exemplaires d’autres textes de lui dont le titre porte ce mot: Tard.

Ma libraire favorite, à qui je disais avoir découvert Reverdy à l’adolescence me dit « Ah eh bien chapeau, vous lisiez Reverdy à cet âge ! »; j’en ai ressenti une fierté rétrospective (et un léger gonflement de chevilles) mais je crois que justement c’est un âge normal pour lire ce poète (et mes chevilles ont désenflé). Pourquoi, je ne suis pas sure de savoir le dire. Peut-être parce qu’il y a une très forte sincérité chez Reverdy; une urgence aussi ; on peut se reconnaître quand il déclare dans un entretien avec Jean Duché en 1948: « La poésie n’aura peut-être été pour moi qu’un alibi, qu’il fallait de toute nécessité que je me crée pour supporter la vie. Ne sachant pas gagner, que faire d’autre pour ne pas rester au fond de la cuve. Il fallait une ceinture de sauvetage pour surnager. Il fallait en exploiter les moyens sans tomber dans le honteux travers d’étaler sans pudeur ses plus intimes sentiments – sans exhiber ses plaies, ni trop habilement vouloir tirer parti de ses faiblesses. Il fallait se sauver, non se perdre. »

Arland commence par une citation de Reverdy « Une œuvre n’est pas forcément obscure parce qu’elle est fermée. Seulement, au lieu de heurter les murs pour y pénétrer, il s’agit de prendre l’issue qui lui distribue la lumière ». Beaucoup des textes de Reverdy évoquent justement un lieu, une fenêtre, partent d’un bâtiment dans lequel se trouve le poète qui regarde vers l’autre pour l’atteindre, qui lui écrit aussi. L’extérieur et l’intérieur tentent de se rejoindre:  « Chacun est une chambre close », écrit-il. Aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur, et peut-être hésitation ou difficulté, sa poésie marque aussi un élan nécessaire pour saisir ce qui est extérieur à soi. La poésie de Reverdy suit le mouvement du regard vers le dehors et, par procuration, le mouvement du corps.

Jacques Roubaud, dans le très beau La vieillesse d’Alexandre, essai sur quelques états récents du vers français  (Ramsay, 1988) dit du vers de Reverdy, pour le différencier de la majorité des vers dits « libres », que compter, rimer, césurer n’est pas sa règle, éloignant ainsi la référence à l’alexandrin absent, mais qu’il peut se trouver dans ses poèmes des « souvenirs de tradition », quelques alexandrins, des rimes souvent pauvres et des césures maquées typographiquement par des retours à a ligne décalés, par exemple. Pierre Reverdy emprunte aussi, dit-on, à Mallarmé sa forme dentelée avec un retour systématique à la ligne sur des vers en biseaux. L’emploi de la comparaison et de la métaphore est particulière dans son œuvre car pour lui il s’agit de rapprocher deux mots au sens éloigné l’un de l’autre pour faire apparaître des liens secrets entre les choses, créer « des rapports inouïs », ce qui permet de créer ce qu’il appelle « le choc poésie ». Certains comparent cette méthode avec son habitude du coq à l’âne dans la conversation. Il y a aussi chez lui un art de la concentration syllabique qui fait à la fois son hermétisme et son efficacité.

Alors pourquoi Tard ? Ce mot nous parle du sentiment tragique de la fuite du temps (et on y est sensible à l’adolescence et à mon âge). Il est trop tard, toujours trop tard. Ces trois poèmes parcourent d’ailleurs la vie et l’œuvre de Reverdy, le premier publié dans le recueil Les ardoises du toit de 1918, le second dans Plupart du temps, constitué de poèmes datant de 1915 à 1922 et le dernier de La liberté des Mers publié après la Seconde guerre mondiale. Le premier se situe dans un intérieur sombre (la couleur que décompose la nuit). Plusieurs personnes sont autour d’une table, peut-être d’un poêle (le verre en cheminée). La nuit est bien avancée, peut-être la nuit du nouvel an et cette bascule est évoquée dans une strophe qui commence avec une des images fortes du poète (la lampe est un cœur qui se vide) et qui est rimée, au contraire de la première (vide/ride; année/pensé). Le rapport dedans-dehors vient ensuite avec la fenêtre déverse un carré bleu/la porte est plus intime/Une séparation. Un vers mystérieux (le remords et le crime) amène un Adieu je tombe, qui ne conduit pas à la mort puisque le poète tombe Dans l’angle doux des bras qui me reçoivent (ce qui est magnifique, non ?). La rime revient ici entre reçoivent et boivent ainsi que des vers équivalents de 11 pieds. Le poème se termine sur une saisissante comparaison (La table est ronde/Et ma mémoire aussi) et une présence des morts (Je me souviens de tout le monde/Même de ceux qui sont partis).

Le second poème, Plus tard, est un poème en prose. Reverdy ne faisait aucune différence entre prose poétique et poésie en vers. Dans ce texte on retrouve une chambre, une lampe, une fenêtre. J’y lis l’évocation d’une rencontre amoureuse dans la première strophe avec ces phrases si simples en apparence mais évocatrices (Les gestes confus se préciseront/ je pourrais donner un sens aux mots qui n’en avaient pas), entre deux anciens amants peut-être, avec un homme qui ne reconnaîtrait pas son visage car le temps l’aura changé. C’est le rapprochement entre les pans de ruines qui tombent, l’allusion à la vieillesse, le plus tard tout simplement qui me conduit à cette interprétation.

Tard dans la vie, le dernier poème, est un texte en vers. Les premiers, courts, évoquent la perte de temps, la solitude et la mort (Partout où j’ai passé/J’ai trouvé mon absence/Je ne suis nulle part/Excepté le néant). Puis, les quatre derniers vers, des alexandrins, rimés, portent une magnifique évocation de la survivance ou de la mémoire du cœur (Mais je porte accroché au plus haut des entrailles/ À la place où la foudre a frappé trop souvent /Un cœur où chaque mot a laissé son entaille/ Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement).

Tard dans la nuit

La couleur que décompose la nuit
La table où ils se sont assis
Le verre en cheminée

La lampe est un cœur qui se vide
C'est une autre année
Une nouvelle ride
Y aviez-vous déjà pensé

La fenêtre déverse un carré bleu
La porte est plus intime
Une séparation

Le remords et le crime
Adieu je tombe

Dans l'angle doux des bras qui me reçoivent
Du coin de l'œil je vois tous ceux qui boivent

Je n'ose pas bouger
Ils sont assis

La table est ronde
Et ma mémoire aussi
Je me souviens de tout le monde
Même de ceux qui sont partis.

Les ardoises du toit, 1918
Plus tard

Le temps passé dans une chambre où tout est noir reviendra plus tard. Alors, j'apporterai une petite lampe et je vous éclairerai. Les gestes confus se préciseront. je pourrais donner un sens aux mots qui n'en avaient pas, et contempler un enfant qui dort en souriant.

Est-il possible que ce soit nous-mêmes en vieillissant ? Il y a quelques morceaux de ruines qui tombent. Ceux-là ne se relèveront plus. Il y a aussi quelques fenêtres qui s'éclairent. Et devant la porte un homme solide et doux qui connaît sa force et qui attend.

Il ne reconnaîtrait pas lui-même son visage.

Plupart du temps (1915-1922)

Tard dans la vie

Je suis dur
Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement

La liberté des mers (1947-1955)

En savoir plus

Pierre Reverdy, né le 11 septembre 1889 (13 septembre 1889 selon l’état civil) à Narbonne. Son père se lance dans la culture de la vigne. Il achète une ferme, la Borio de Blanc, à Moussoulens. Pierre fait ses études au petit lycée de Toulouse puis au collège de Narbonne. « L’école, un bagne jusqu’au dernier jour, écrira-t-il. Études plus que médiocres et pénibles, sauf pour le français, tellement facile ».

Après quelques années de prospérité – « Les seuls moments de vrai bonheur sans mélange que j’ai eus dans ma vie, je crois bien » – la famille est ruinée, comme des milliers de vignerons, par la crise qui frappe le Midi viticole au début du siècle. Pierre Reverdy n’oubliera jamais cette terrible époque : « L’atmosphère était sinistre, une misère effroyable accablait le pays, racontera-t-il. On jetait le vin dans les ruisseaux ». Les grandes manifestations de 1907, les journées sanglantes de Narbonne, le marqueront durablement : « Anarchiste comme on se devait de l’être à vingt ans à cette époque là, ce n’était pas cette tournure de choses qui pouvait m’incliner à la tendresse pour les soutiens de l’ordre et de la société. Antimilitariste à tous crins, bien entendu ».

Exempté du service militaire en 1909, Pierre Reverdy quitte définitivement Narbonne début octobre 1910. Sans regrets : « Je n’attendais que ça pour filer loin de cette atmosphère de petite ville irrespirable ». Il y refait une brève apparition un an après pourtant, rappelé par le décès subit de son père. « Depuis ce jour, écrira-t-il à son ami Jean Rousselot, l’idée de la mort est rentrée dans mon âme comme un ver ».

Ses débuts dans la capitale sont bien loin de ses rêves : « Le Paris de mon imagination s’effondrait dans la grisaille et la crasse d’un décor de catastrophe. Je passai la première nuit sans dormir dans un petit hôtel de la place Ravignan. Juste en face du Bateau-Lavoir que j’habiterai quelques mois plus tard ».

Sa passion pour la peinture et pour la poésie le conduit très vite sur la route de Max Jacob, Juan Gris, Picasso. Le cercle s’agrandira avec Matisse, Derain, Léger, Modigliani et Apollinaire. Il est correcteur d’imprimerie quand éclate la Première guerre mondiale. Il s’engage mais, réformé au bout de quelques mois, retrouve à Paris « les éclopés de mon genre et les glorieux blessés».

En 1915, il écrit ses premiers poèmes réunis sous le titre Le Cadran quadrillé, recueil qui ne sera pas publié. Quelques mois plus tard, il fait paraître Poèmes en prose puis, l’année suivante, La Lucarne ovale. Il ne cessera plus d’écrire. Il fonde la revue Nord-Sud, proche du surréalisme, où le rejoindront de jeunes poètes comme Breton, Aragon, Soupault et Tzara, signe des articles sur le cubisme et la littérature, publie un roman, Le Voleur de Talan. Viendront des poèmes et des recueils qui marquent l’époque.

Au début des années 20, il est l’amant de Gabrielle Chanel à qui il dédia de nombreux poèmes. Leur liaison amoureuse a duré cinq ans, mais le lien profond de leur amitié a duré plus d’une quarantaine d’années. On suppose que les maximes légendaires attribuées à Chanel et publiées dans les périodiques ont été rédigées sous la tutelle de Reverdy – un effort de collaboration. Il lui dédicace La Peau de l’homme : « Vous ne savez pas, chère Coco, que l’ombre est le plus bel écrin de la lumière. Et c’est là que je n’ai jamais cessé de nourrir pour vous la plus tendre amitié ».

En 1925, il rompt avec les surréalistes en collaborant au « Roseau d’Or », collection fondée par Jacques Maritain, dans laquelle il voisine avec Paul Claudel. L’année suivante, Pierre Reverdy « choisit librement Dieu » et se retire dans une maison isolée à Solesmes, dans la Sarthe, près de la célèbre abbaye bénédictine. « Besoin d’absolu, écrit-il. Je quitte Paris pour Solesmes : être ou néant ». Il ne s’absentera plus de sa retraite que pour quelques rares voyages.

Il brûle des manuscrits de la période parisienne et écrit ses œuvres majeures : Flaque de verre (1929), Pierres blanches (1930), Ferraille (1937). Le poète s’abstiendra de publier pendant toute la durée de l’occupation allemande.

Il publie en 1945 Plupart du temps rassemblant les poèmes écrits entre 1915 et 1922. En 1948, parait Le Livre de mon bord, recueil de notes et d’aphorismes de 1930 à 1936. En 1949, il reprend, sous le titre Main d’oeuvre, des poèmes parus dans ses recueils de 1913 à 1949. Dans En vrac publié en 1956, il définit la vie « comme un sable mouvant entre deux tranches de néant ».

En 1960, sentant sa mort imminente, il écrit un poème à Chanel : Chère Coco, le voici/ Le meilleur de ma main /Et le meilleur de moi/ Je te l’offre ainsi /Avec mon coeur/ Avec ma main /Avant de se diriger vers La fin de la route sombre/ Si condamné Si pardonné /Sachez que vous êtes aimée. Quand on parlait de lui, Gabrielle disait que, de tous les silences, le plus dur à supporter était le silence de Reverdy.

Il meurt à Solesmes le 17 juin 1960, quelques jours après la parution d’un dernier livre : Liberté des mers.

Quelques citations: « La poésie est à la vie ce qu’est le feu au bois. Elle en émane et la transforme. »

« Ce n’est pas tellement de liberté qu’on a besoin, mais de n’être enchaîné que par ce qu’on aime.»

Pour en savoir plus

Sur le blog d’Alain Lecomte: De la poésie en temps de confinement (P. Reverdy)

Un dossier très complet du site Philo-lettres

CHOL Isabelle, « Pierre Reverdy, à vers libre rime libre », Poétique, 2006/1 (n° 145), p. 99-112. DOI : 10.3917/poeti.145.0099.

Pierre Reverdy sur la page du Printemps des poètes

Archives: fonds Pierre Reverdy à Sablé-sur-Sarthe

Le poète aurait une influence sur les textes de Mylène Farmer

9 réflexions sur “Tard

  1. J’aime beaucoup ce poème de Pierre Reverdy extrait de ‘La liberté des mers’ :
    « Souffle
    Il neige sur mon toit et sur les arbres. Le mur et le jardin sont blancs, le sentier noir et la maison s’est écroulée sans bruit. Il neige. »

    Aimé par 1 personne

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