Draps

1992

Déchirure dessous mes doigts
Qui te cherchent
Dans l’ombre d’une armoire
Des draps pliés
Avec l’odeur des fleurs séchées

2022

Les ombres sur les draps roulent dans les talwegs du soir où les amants, après l’échauffourée sur l’herbe humide, ont repris leur souffle et fermé les yeux, puis se sont réveillés, à flanc de nuit, surpris une fois encore d’être seuls sur terre, comme si leurs âmes refroidies avaient touché le ciel pour se séparer ou pour s’étreindre encore. Je sens la morsure de ton absence sur le bout de mes doigts.

4 réflexions sur “Draps

  1. La lecture du poème « Draps » met en évidence comme c’est toujours le cas dans cette œuvre poétique à quatre mains, que loin de s’opposer ou de proposer une approche différente, les deux poèmes se complètent et s’enrichissent mutuellement en apportant une dimension émotionnelle et sémantique supplémentaire à leur écriture respective.
    Le premier poème, décrit à la manière d’un haïku (s’il n’en épouse pas la forme, il en retranscrit l’esprit) le surgissement fugace d’un souvenir douloureux au détour d’un geste anodin du quotidien. La forme brève, l’écriture elliptique singe le mouvement d’une caméra subjective.
    Ce stratagème facilite l’identification du lecteur à l’auteur. Il devient l’œil (« qui te cherchent »), les doigts/le toucher (« déchirure dessous mes doigts »), le nez (« l’odeur des fleurs séchées »), les oreilles (« déchirure ») de l’auteur. La subjectivité de l’écriture provoque une perception sensorielle exacerbée et a pour effet d’effacer le monde extérieur et de dilater le temps. Le texte joue sur la polysémie du mot « déchirure ». L’irruption du passé dans le présent est vécue douloureusement. Ainsi, métaphoriquement le voile (« drap ») qui sépare le passé du présent est déchiré permettant l’effacement du temps. La douleur de l’absence ou la perte de l’être jadis aimé et désiré est ressentie avec la même intensité .
    Il est intéressant de relever que l’image des fleurs séchées avait été utilisée dans le poème « Souffle » pour signifier la présence persistante de l’être aimé et disparu qui dépose un filtre sur le monde et les êtres du temps présent.
    La fugacité de l’instant (temps objectif) opposé au temps vécu (temps subjectif ou durée comme définie par Bergson) est symbolisée par « les draps pliés » qui reposent « dans l’ombre d’une armoire ». Ce lieu fermé et sombre est celui de la mémoire et du passé ; les draps pliés représentent les souvenirs rangés dans la mémoire ; « l’odeur des fleurs séchées » : est la trace olfactive de l’être aimé et disparu.

    Cependant, certains indices semés dans le premier poème et surtout dans le deuxième poème nous amènent à nous interroger sur la réalité vécue du souvenir. On peut se demander si la subjectivité du regard instaurée dans le premier poème ne leurre pas le lecteur. Le souvenir de la scène d’ébats amoureux décrite dans le second poème ne serait finalement que le fruit de l’imagination de la poétesse. Dans ce cas, le poème de 2022 représenterait un faux souvenir ou le regret d’une histoire d’amour non concrétisée.

    Dans le second poème, on change de focalisation. La description des ébats amoureux est surplombante. Nous sommes spectateurs de la scène, à l’exception de la dernière phrase qui réinstaure la subjectivité narrative. (cf. pronom personnel « je »). Les amants sont décrits comme des « ombres » on ne voit pas leurs traits (fantômes du passé ?).
    La première phrase du poème est très longue (59 mots). Sa lecture provoque un essoufflement du lecteur. Cet effet physique introduit une forme d’empathie et de mimétisme en réaction à la scène décrite. Comme lorsqu’un spectateur immergé dans un film à suspens sent son pouls s’accélérer. Ici, il s’agirait de mimer la réaction physique du corps lors des ébats amoureux passionnés. On relève également l’opposition entre les « draps pliés » du premier poème à ceux sur lesquels « roulent » les amants. Les draps sont froissés par les ébats des deux amants. Cet essoufflement peut être aussi une façon de symboliser la réaction émotive que provoque cette scène de souvenir sur la poétesse.
    Enfin, la lecture « précipitée » du second poème provoque chez le lecteur un sentiment d’urgence comme si ce moment de bonheur partagé par les deux amants s’enfuyait déjà. Le temps court et les amants ne sont plus que des ombres (le premier poème parle lui de l’« ombre d’une armoire »…). Car au fur à mesure du déroulé de la longue phrase, le souvenir heureux se transforme en souvenir douloureux (réalité). On passe insensiblement du rêve au cauchemar. Les amants se réveillent en pleine nuit « surpris une fois encore » (récurrence du souvenir ou du rêve ?) d’être encore ensemble. Et pour cause, ils sont probablement morts cf. « leurs âmes refroidies ». La rencontre amoureuse ne peut se faire que dans la mort, soit que l’un des deux amants est mort, soit que la rencontre est impossible dans la vie réelle.
    Le retour brutal à la réalité se fait à travers la dernière phrase du poème :
    « Je sens la morsure de ton absence sur le bout de mes doigts »
    La forme très travaillée des deux poèmes imprime physiquement sur le lecteur des sensations et des émotions donnant une dimension universelle et atemporelle à un souvenir réel ou imaginé.
    Pour conclure, j’invite les lecteurs à lire ou relire un article posté sur le blog intitulé « Lyrisme » qui fait la recension d’un essai de Martine de Broda consacré à la poésie lyrique. En voici un extrait :
    « Le poème est ainsi “l’amour réalisé du désir demeuré désir” comme l’écrit René Char. D’un bout à l’autre de la lyrique, le poème s’adresse à un autre perdu, inaccessible, mort, fictif, ou simplement à son nom. Mais cet autre représente bien plus que le partenaire amoureux. »

    Aimé par 1 personne

    • Merci chère L ! Vos lectures de ces poèmes sont bluffantes et elles nous font souvent découvrir des échos ou des aspects de nos propres écrits. Peut-être y a-t-il dans chaque texte (plus particulièrement poétique) une sorte de mélodie qui appartient définitivement au temps – une idée chère à Bergson, et au fond d’une grande simplicité – c’est-à-dire à un tout insécable, une émotion que seule la mémoire, le souvenir, peut dégager parfaitement (il est difficile sur l’instant de ne pas être happé par le plaisir, la douleur amoureuse, de ne pas goûter ces moments comme une suite discontinue de petits troubles dans l’espace des corps qui abusent l’un de l’autre). Et bien entendu, chaque vers peut être lu séparément de l’ensemble, comme on peut préférer certaines parties d’une mélodie à d’autres. Mais si le texte tient, le tout vaut mieux que la partie.
      Pour ce qui concerne les deux textes particuliers de Draps (bien sûr, pour nous, il s’agit d’une narration en « deux temps »), chaque partie devait avoir une forme adaptée à la pensée de la narratrice ou du narrateur. Simplement, il s’agissait de sortir de la déploration, du lamento, de montrer qu’une passion initiale peut être suivie ou être l’écho de passions violentes, et qu’un souvenir peut en amener d’autres, charnels, que l’amour physique se complète d’un idéalisme qui fait également partie de l’amour, des fantasmes, de l’inconscient, et de la perte.
      Aussi, même si le principe des poèmes « en miroir » reste invariant, le lien entre eux deviendra peut-être plus narratif, comme si l’écart entre les textes des années 1990 et des années 2020 se comblait d’autres expériences amoureuses, féminines ou masculines.

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