1992
Je désire faire le lent voyage des amants pénitents
Fouler les canopées noircies par le vol des arondes
Et aborder ton corps dans l’ivresse des échouages nocturnes
Mais il n’y a plus de rivage
Il n’y a plus de terre vers laquelle revenir
Il n’y a plus d’enfance heureuse où faire souvenir
Il n’y a que tes bras dans lesquels j’apprends jour après jour à te perdre.
2022
Abri, patience, atome anéanti, l’hallucination me précède dans l’espace ductile du désir
J’accroche les fentes de ton regard dans le maelstrom lent et saccadé du temps
Ma chair de froide perle s’est faite seule caresse, au soir tremblé de solitude
Très joli poème porté par une métaphore marine. D’une invitation au voyage dans un univers onirique, seul lieu accessible à la réalisation du désir « des amants pénitents » (l’emploi de l’adjectif « pénitents » vient souligner l’interdit moral, et déontologique, qui pèse sur l’union charnelle des amants), où Le corps inaccessible de l’autre devient le « rivage » d’une contrée inconnue idéalisée, un paradis sur lequel on viendrait s’échouer, « mais » impossible voyage comme le montre la plainte élégiaque construite sur l’anaphore « il n’y a plus ». Le rivage et la terre vers laquelle revenir, vus comme un port d’attache rassurant, ont disparu (paradis perdu), le sentiment de plénitude donné par l’amour (charnel et filial) et le désir idéalisés, lien qui unissait à l’univers (synesthésie) est rompu.
Une autre forme de voyage commence avec le dernier vers du premier poème et se poursuit dans le second poème, celui de l’apprentissage de la solitude qui donne son titre au poème : « Il n’y a que tes bras dans lesquels j’apprends jour après jour à te perdre », image oxymorique forte qui signifie que c’est par l’attachement et le désir que la poétesse fait l’expérience de la perte, de l’absence et du manque. « Tes bras » soulève une ambiguïté et peuvent aussi bien signifier les bras de l’amant que ceux de la figure maternelle. Ils représentent la perte de sécurité (havre) et de sens comme l’illustre si joliment le premier vers du second poème avec sa gradation rompue : « Abri, patience, atome anéanti », l’« atome anéanti » symbolisant la plénitude brisée (au sens de complétude). La perte de sens et le désarroi qui en résultent vont pousser la poétesse à leurrer le sentiment d’abandon en s’immergeant (plongée) dans un monde d’hallucinations qui s’oppose à celui de l’imagination (élévation) dans une tentative désespérée pour recréer ce paradis perdu. Le monde dans lequel tente de surnager la narratrice est le négatif exact de celui de la première strophe. Au monde harmonieux où règnent l’abondance se substitue un monde discontinu (« saccadé ») et destructeur (« maelstrom », toujours la métaphore marine) qu’elle ne maîtrise plus. La complétude est rompue et elle se retrouve finalement face à sa solitude dans un monde nu et dépouillé dans lequel elle semble dépérir. La métaphore « chair de froide perle » dépeint avec finesse cette idée de dépérissement, « Perle » filant la métaphore marine.
Au milieu de ce monde vide et froid, la poétesse, dépeinte comme une beauté éthérée, (blancheur de la perle, symbole de la perfection esthétique) renoue in extremis avec l’idéal de pureté baudelairien inatteignable, que seul le poète/démiurge peut révéler à travers son discours poétique.
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Merci L. pour votre commentaire que nous attendons toujours avec une grande impatience, et qui fait dans nos esprits partie aujourd’hui de ce travail poétique, comme une troisième voix qui proposerait des pistes de relectures ou des interprétations (une intertextualité?).
Dans ces nouveaux poèmes, les narrateurs s’invitent dans le champ de l’autre. La voix de l’une se mélange à l’autre au lieu de se répondre, s’affranchissant peut-être de la règle initiale, et surtout du partage du temps – l’image du maelstrom qui renverse continuellement la matière. Nous avons travaillé les textes pour en constituer une narration, pour opposer les formes, et affirmer une pensée vagabonde mais obstinée. Au risque de nous répéter, nous avons l’ambition de créer avec cet ensemble, une sorte de récit, certes non linéaire, d’une expérience amoureuse, multiple, charnelle, spirituelle – ambition démesurée ? Aline et Philippe.
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