Départ

1998

Foules éparpillées, cercles de pas sans fin nous voici, dans le silence, innombrables

Où sont, désormais, les louanges anciennes, les baisers indisciplinés comme multitude de papillons fous ? Quand nous sommes-nous abîmés dans l’amour immobile ?

Nous dérivons chaque jour sans destination—je suis ici, aussi égarée que vous là-bas— sans savoir où déposer son cœur

Vous vous souvenez du fleuve qui nous emportait dans ses phrases érogènes : il irriguait en nous les courants sous-marins de nos chairs asphyxiées

Et je me rappelle le dédale de ta retraite sans étoile où je saurai un jour te visiter

Si le poème meurt, nous ne nous serons pas aimés

2023

La solitude a mordu ma peau de ses dents misérables – l’ennui embrasse aussi mal que les souvenirs brisés – je me suis retiré de toi pour éloigner les tourments

Aujourd’hui pourtant, je te protège encore de l’épaisseur de ton ignorance – que sais-tu vraiment de moi ? – dans l’attente de ton parfum amer

Tu es venue me prendre au pied de l’arbre du repentir – c’est toi qui bientôt griffera mon torse de tout le mépris du ciel

Et je me soumettrai à la loi de tes rythmes – tu as été redoutable avant de l’oublier – dans la paix du départ que tu m’as refusé

Je t’écouterai hurler toutes les années perdues

4 réflexions sur “Départ

  1. Ce poème explore le désir sous l’angle du temps qui passe.
    La narratrice du premier poème dresse presque un état des lieux de la relation entre les deux amants. Le poème est construit sur une alternance entre le présent et le passé pour faire ressortir le contraste existant entre les deux temporalités. Le poème repose en effet sur une série d’oppositions qui mettent en évidence la perte d’un idéal passé et soulignent l’abîme séparant les moments intenses et passionnés du passé et l’atmosphère désolée et immobile du présent. Ainsi, la narratrice commence par exprimer son profond sentiment de solitude et d’isolement qu’elle attribue à la distance qui s’est installée entre elle et son amant. Le désir éteint, les amants ne sont plus tendus vers un même but sur ce « fleuve » (le désir) qui les « emportait dans ses phrases érogènes » dans un même mouvement ou flux (fusion charnelle). Le contraste frappant entre le présent et les souvenirs du passé met en évidence la perte de vitalité du désir et de la passion qui animait naguère les deux amants tout en faisant ressortir la beauté et la richesse des souvenirs. L’écriture poétique crée un passé idéalisé qui peut rattacher le poème à la tradition de l’amour courtois. En effet, on retrouve dans le poème des aspects caractéristiques de l’amour courtois. En tout premier lieu, la notion d’idéal perdu. La narratrice évoque avec nostalgie un passé où les louanges et les baisers passionnés étaient présents, mais qui ont disparu dans le temps présent, créant ainsi une nostalgie de cet amour idéal et intense. Présent également dans l’amour courtois, la volonté de retrouver cet idéal. Ainsi, la narratrice tente de le retrouver en mettant en œuvre des mécanismes situés dans le discours poétique. Tout d’abord, l’amante utilise le discours poétique pour interpeler directement l’être aimé (adresse). Les déictiques « vous » et « nous » et « te » sont autant de traces d’énonciation qui transcendent la distance et le temps pour toucher l’être aimé et ranimer la flamme éteinte du désir. Ensuite, l’écriture poétique lui sert à exprimer ses sentiments, ses souvenirs et ses émotions. On retrouve ici l’écriture poétique comme langage du désir, élément central dans l’amour courtois. Ainsi, les deux derniers vers du premier poème changent radicalement de ton. La tristesse et la mélancolie s’effacent pour faire place à l’action et à la détermination « Et je me rappelle le dédale de ta retraite sans étoile où je saurai un jour te visiter » sonne comme une affirmation. L’amante ira chercher l’être aimé là où il se terre, là où il est tombé. Il semblerait que l’amant à trop vouloir s’approcher de l’amour idéal (« l’étoile du désir ») s’y soit brûlé les ailes et ait chuté dans le labyrinthe de Dédale (référence au poème « Azur »). On remarque au passage que la narratrice est passée du « vous » au « te », marquant un rapprochement physique et émotionnel des deux amants. Enfin, le dernier vers « Si le poème meurt, nous ne nous serons pas aimés » met en évidence l’importance du poème et de l’écriture poétique dans la préservation de l’amour et du désir comme dans l’amour courtois. Cela suggère aussi que l’expression poétique est aussi essentielle pour sublimer le désir charnel que comme est un lien entre les amants et que, sans cette expression, l’amour risque de disparaître.
    Le deuxième poème constitue la réponse et une justification de l’amant. On peut observer certaines continuités par rapport au premier poème. Tout d’abord dans les thèmes abordés, puisque l’amant semble répondre aux questionnements que l’amante exprimait dans le premier poème. Ensuite parce qu’il continue d’explorer la perte de l’idéal passé et la nostalgie de l’amour passionné présent dans le premier poème. Ainsi, on retrouve un contraste entre le passé (évoqué par les souvenirs) et le présent à travers l’expression de la solitude et de la perte du désir. « La solitude » est personnifiée et comparée à un être vivant qui mord « de ses dents misérables » la peau de l’amant. Cette métaphore suggère l’intensité de la douleur émotionnelle de la solitude qui laisse une trace physique qui attaque la chair de l’amant. « C’est toi qui bientôt grifferas mon torse de tout le mépris du ciel » évoque une fusion charnelle passionnée, même si cette fusion est teintée de douleur et de souffrance. Le désir est dépeint comme quelque chose d’ardent, de viscéral, qui semble irrésistible. L’idée de « rattraper le temps perdu » contenue dans le dernier vers (« je t’écouterai hurler toutes les années perdues ») peut être interprétée comme une tentative de combler le vide émotionnel et de revivre l’intensité du passé. On peut noter au passage l’emploi du temps futur et non pas d’un temps conditionnel. L’amant semble vouloir retrouver cette passion charnelle perdue et peut-être rétablir la connexion émotionnelle avec son amante en laissant libre cours à ses émotions et à son désir. Cette façon crue de dépeindre le désir dans le poème ajoute une dimension d’urgence et de passion dévorante à la relation entre les amants.
    Cette lecture éclaire le titre du poème qui doit non pas être interprété comme rupture, mais bien comme nouveau départ ou commencement. Ainsi « Départ » compris non comme rupture, mais comme recommencement ou nouveau départ est à rapprocher de la poésie courtoise par les thèmes (mise à l’épreuve, quête d’un amour idéal, nostalgie…) et les dynamiques qu’il met en œuvre. Comme dans la poésie de Jaufré Rudel, le poème a le pouvoir de rendre présent le passé, d’actualiser les souvenirs et en quelque sorte rendre possible cette relation passée. Il a ranimé la flamme du désir d’un feu à l’agonie. Sans elle, c’est sans le poème, c’est le souvenir même du désir qui disparaissait.

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    • Merci chère lectrice pour cette belle lecture. La dernière phrase est très juste et je suis touchée que vous souligniez cette idée, centrale pour moi, que la poésie ait été (soit ?) la seule façon de se souvenir d’une telle expérience. L’interprétation de Départ comme un « nouveau départ » est très belle et montre encore une fois que la poésie nous échappe une fois écrite, et appartienne aux lecteurs et lectrices.

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  2. Très beau poème en effet, dur et nostalgique, exprimant la perte et presque le deuil, sauf à faire renaître un feu dans un nouveau départ. Beau commentaire de L. qui éclaire beaucoup de choses. mais tout n’est pas dit, tout n’est pas éclairci, c’est là le mystère de la poésie. Ainsi la fin du deuxième poème: je t’écouterai hurler toutes les années perdues. C’est assez terrifiant comme perspective, comme si on ne pouvait jamais gommer la part d’incertitude qui a eu lieu à un moment et qu’à cause de cela, a tout jamais, on soit condamné à hurler ou à entendre les hurlements de l’autre…

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    • Merci Alain pour votre commentaire. Je ressens tout à fait comme vous le dernier vers de ce double poème. Il est vrai que la poésie à quatre mains que nous essayons de partager venant d’expériences vécues par chacun, les mots relaient parfois la violence ressentie dans la passion amoureuse, l’amour, le deuil et la rupture.

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