Fin

J’ai rêvé, comme un papillon, d’une fin juvénile dans l’exaltation de blanches querelles : fébriles renflements, prières incandescentes, érotiques larmes jusqu’à l’aube infidèle. Je traversais la longue nuit de l’instant, noyant l’âge des suicides dans le lait amer du plaisir, sans subir le naufrage du héros : la mélancolie frottait sur ma verge ses seins alourdis de voluptueuses histoires. Je ne savais plus si je m’étais assoupi ou si la mort, déjà, avait léché mon visage vieilli.

Fantôme enfermé dans la prison brûlante de son corps, il m’a fallu jalonner l’existence de mots incendiaires – loi des solitudes. Aujourd’hui, ne reste que la pensée immédiate du vide. Le vent souffle parfois sur mon torse un dur silence de pierre. Je suis enfin nu dans les bras de mon ange.

2 réflexions sur “Fin

  1.  « Fin » est un poème rédigé en prose, composé de deux paragraphes, qui semble conclure un cycle de textes sur la rupture et la difficulté de son dépassement par l’écriture. La courageuse mise à nu du narrateur est un long processus qui abattra le rempart des illusions et des mensonges pierre par pierre. Ce geste libérateur le conduira à envisager l’avenir comme une nouvelle page blanche à remplir. C’est du moins cette voie d’interprétation que j’ai choisie de retenir dans la toute dernière phrase du poème. Avant de se libérer de cette prison d’illusion et de mensonges qu’il s’était lui-même forgée, le narrateur devra revivre la mise en scène théâtralisée de la rupture amoureuse et traverser la longue nuit de déni face au chagrin et à la tristesse engendrée par cette dernière. Le décalage creusé entre la souffrance profonde viscérale ressentie dans son corps et les faux semblants que le narrateur se construisait mentalement a entrainé un terrible malaise existentiel dont il ne se séparera qu’après un douloureux travail d’écriture.
    La longue phrase qui introduit le poème commence comme une invitation à un voyage onirique, mais très vite le lecteur comprend qu’il s’agit d’un récit à double niveau de lecture. Le narrateur relate en réalité une rupture amoureuse avec une distance critique qui l’amène à montrer combien il était dans l’illusion à l’époque de cette relation. En effet, « J’ai rêvé » renvoie à la fois au rêve, ce qu’il aurait aimé que la réalité soit, mais aussi ce qu’il a vécu réellement. Il s’est laissé abuser par ses propres constructions mentales qui avaient la flamboyance d’une mise en scène théâtrale. Ainsi, «  j’ai rêvé comme un papillon d’une fin juvénile dans l’exaltation de blanches querelles » est une phrase écrite dans un style emphatique pour montrer le caractère grandiloquent de la rupture mimant la passion amoureuse et les grands sentiments. La comparaison avec le papillon appuie cette lecture, le narrateur aurait souhaité une fin rapide sans conséquence. L’utilisation du terme juvénile suggérant à la fois l’idée de précoce et de rapide. De même que l’expression oxymorique « blanches querelles » renvoie à des disputes stériles (blanches) ou à des disputes passionnées, mais sans réelle profondeur, qui ne laissent pas de traces durables, tandis que mot « exaltation » et les expressions « fébriles renflements », « prières incandescentes », « érotiques larmes » soulignent le caractère théâtral, en relation avec son caractère juvénile, adolescent. Comme si les protagonistes surjouaient un rôle d’amoureux passionné blessé, mais sans véritablement ressentir les sentiments exprimés.
    Paradoxalement, le narrateur aurait souhaité que ses illusions soient vraies : que sa relation ne revête pas uniquement le manteau de la tragédie grecque, mais qu’elle le soit réellement sans la chute finale du héros, victime, mais héroïquement tragique. Il a simplement confondu la scène de rupture avec la conclusion de la relation, un processus beaucoup plus long. « L’aube infidèle » symbolise cette prise de conscience, ce réveil difficile qui s’emploiera à oublier dans une « longue nuit de l’instant ». Il quitte les illusions pour entrer dans le déni, remplaçant la mise en scène théâtrale des sentiments par la négation des sentiments, jusqu’à afficher une indifférence émotionnelle en enchaînant les relations charnelles éphémères. « Je traversais la longue nuit de l’instant, noyant l’âge des suicides dans le lait amer du plaisir, sans subir le naufrage du héros ». De cette manière, il espère ne pas subir la souffrance de la rupture. Cette fébrilité est aussi un moyen d’être toujours dans l’action pour éviter de sombrer et de se laisser rattraper par la pensée du suicide. À l’image de ces oiseaux marins ou du martinet qui volent sans jamais s’arrêter, la chute au sol ou en mer signifierait une mort certaine. Il est possible que le narrateur refuse le naufrage du héros par amour propre ou orgueil qui d’une manière paradoxale montre à quel point il a été blessé et touché par cette rupture. Mais c’est sans doute une façon de dissimuler sa vulnérabilité, et donc une manière de se protéger. Déni et évitement de la souffrance dans une ivresse des plaisirs charnels, mais qui laisse malgré tout ce goût d’amertume (« lait amer ») et une tristesse tenace. Ainsi, dans la très belle expression « la mélancolie frottait sur ma verge ses seins alourdis de voluptueuses histoires » le narrateur suggère que les plaisirs charnels étaient empreints d’une profonde tristesse qui ôtait toute légèreté à la relation voluptueuse, à l’image d’un vin tannique qui laisserait une lourdeur persistante sur la langue. La personnification de la mélancolie montre à quel point le narrateur s’identifie à cet état émotionnel.  
    En définitive, la rupture que le narrateur rêvait de vivre héroïquement et avec panache s’est transformée en longue nuit qui lui fait dire à la fin du premier paragraphe : « Je ne sais plus si je m’étais assoupi ou si la mort, déjà, avait léché mon visage vieilli ». La fin juvénile s’est transformée en effondrement, une longue nuit d’agonie qui a fini par la mort symbolique et la chute du héros. Tel Icare aux ailes brûlées. Si le narrateur est physiquement vivant, il est émotionnellement éteint, comme si une partie de lui avait cessé de fonctionner après la rupture. Cette déconnexion d’avec le réel le plonge dans un état semi-conscient entre veille et sommeil.
     Il devient alors « un fantôme enfermé dans la prison brûlante de son corps ». Débarrassé de ses illusions, ouvrant les yeux sur son déni, le narrateur accepte de reconnaitre sa souffrance existentielle à laquelle il ne peut échapper. Isolé de lui-même et coupé des autres (« Loi des solitudes »), le narrateur se tourne vers l’écriture. Il décide de s’attaquer à sa prison de douleur et de desceller les barreaux un par un grâce à la puissance incendiaire de ses mots. « Il m’a fallu jalonner l’existence de mots incendiaires ». C’est comme si le narrateur utilisait l’écriture pour extraire « les épines de glace » (Poisson-Froid) figées dans sa chair. Le feu des mots agit comme une purification de son corps et lui permet de se réapproprier son enveloppe charnelle, de retrouver ses sensations et ses émotions débarrassées de la souffrance de la rupture (« Aujourd’hui il ne reste plus que la pensée immédiate du vide »). Bien que « le vent souffle parfois sur (mon) torse un dur silence de pierre », comme un lointain rappel de sa souffrance passée, peut enfin se présenter nu dans les bras de son ange. Le long processus d’acceptation de sa vulnérabilité et de libération de ses illusions et de ses faux semblants est arrivé à son terme. Le poète se montre tel qu’il est sans masque ni artifice devant son ange. La présence d’un adjectif possessif devant « ange » ajoute une dimension affective à cette figure immatérielle de la muse (l’inspiratrice et révélatrice) qui l’a accompagné tout au long de ce processus, mais aussi l’amour que le poète a perdu qui s’est transformé en amour idéalisé et qui devient alors la source de son inspiration poétique.
    Le titre du poème dévoile tout son sens. « Fin » représente la fin d’un processus (celui d’une longue nuit de souffrance) et annonce un commencement.

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  2. Merci chère lectrice pour cette belle lecture attentive. Ce texte appartient en effet à une certaine veine de l’hydre à deux têtes, celle de la dépersonnalisation, et du sentiment de la perte.

    Il y a malgré tout le va et vient entre le désespoir et la foi, et l’espoir d’un apaisement définitif.

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