4 réflexions sur “Lieu

  1. « Les dieux devaient se créer eux-mêmes. » Pierre Judet de La Combe
    Ce poème composé de deux courtes strophes en vers libres intitulé « Lieu » explore le déploiement de la relation amoureuse dans l’espace et le temps. La narratrice y montre comment l’absence de lieux, qu’ils soient réels ou imaginaires (ou symboliques), empêche les amants de trouver un point d’ancrage indispensable à la construction et à l’épanouissement d’une histoire commune. Ce poème, qui se développe comme un récit, fixe dans le temps et sur l’espace de la feuille blanche l’histoire de ce couple d’amoureux. Il vient en quelque sorte corriger l’errance des débuts et participer à l’édification du socle, du mythe inaugural. Il dessine les contours de cette histoire particulière et donne une identité aux amants.
    « Nous n’avions pas de lieu ». C’est par la puissance affirmative de ce vers que commence le poème. Cet incipit, posant les bases de l’histoire, nous sommes dans le temps de la narration (emploi de l’imparfait de l’indicatif), souligne par contraste l’absence qu’il énonce : celle de l’absence de lieu. Le temps passé inscrit l’absence dans une durée non définie, dans « l’avant ». C’est le récit fondateur de l’entité « nous » avant que leur histoire commence vraiment. Ce procédé est utilisé dans la cosmogonie, partie des mythologies qui raconte la naissance du monde et des hommes, plus simplement la pré-histoire. Elle exprime une absence fondamentale, celle d’un lieu où se poser, s’appartenir. Ce lieu peut être physique (une maison, un pays) ou symbolique (une place dans la société). L’indétermination du lieu vient s’opposer à l’entité du « nous ».
    L’incipit souligne toute la précarité du « nous », sa fragilité devant l’absence d’ancrage dans un cadre symbolique et spatial. Le premier paragraphe décrit comment l’absence de lieu, empêche la construction de ce « nous ». « Nous vivions sur les chaussées glissantes, lisses, immenses ». Cette expression métaphorique illustre un « nous » errant qui ne suivait aucune direction déterminée, et ne pouvait s’accrocher à aucun repère, sorte de fuite en avant. L’adjectif « glissantes » montre l’aspect superficiel, non au sens de léger, mais au sens d’enracinement de la relation. Il suggère que le « nous » est en constante perte d’équilibre, sans stabilité, tandis que l’adjectif « lisses » et « immenses » renvoie à l’absence de points de repère qui serviraient de base, d’accroche à la construction de l’identité du « nous ». Un « nous » dispersé qui ne parvenait pas à former un socle commun sur des liens profonds. Cette absence d’enracinement ne permettait pas une projection dans le temps, au-delà de l’instant que manifestent les dernières lignes du premier paragraphe : « Nous allions sans fin, nous allions ici—nulle part. » L’expression « sans fin » est à double sens. On y voit à la fois l’absence de but, de direction, mais aussi le mouvement perpétuel, sans contrôle, une glissade non maîtrisée qui finalement ne menait « nulle part », c’est-à-dire « ici ». L’antithèse « ici—nulle part » renforce cette idée d’absence de progression. C’est comme si le « nous » était piégé dans un présent perpétuel, incapable de se projeter dans l’avenir ou de s’ancrer dans un passé significatif. Cette juxtaposition crée une tension entre la réalité immédiate (« ici ») et l’absence de lieu ou de but (« nulle part »). Cette sensation de vivre un « nous » de l’instant, un « nous » suspendu (peut-être passionnément) ne satisfaisait plus la narratrice. Ce poème exprime la subjectivité d’un « je » au sein du « nous », qui se singularise pour dénoncer l’inconfort et le malaise du « nous » sans avenir ni racines.
    L’histoire des amants ne peut commencer sans la délimitation d’un lieu, d’un espace commun dans lequel s’épanouira la singularité du nous. C’est ce que nous allons voir dans la deuxième partie du poème qui devient le récit de la naissance de l’entité « nous ».
    Le vers « Il fallut inventer l’arrêt, l’instant immobile » qui ouvre le deuxième paragraphe contient le verbe « falloir », un verbe impersonnel dont le sujet « il » ne désigne ni une personne, ni un objet. Nous sommes entrés dans le mythe fondateur qui raconte la naissance d’un lieu. Le passage du temps indéterminé de la première partie du poème (utilisation de l’imparfait) au passé simple de l’unique verbe conjugué «  falloir » dans cette partie marque significativement un changement de temporalité. D’une durée indéterminée (sorte d’absence de temps), nous passons à une temporalité que nous pouvons qualifier de chronologique. Ce changement souligne le point de départ du « nous », qui s’inscrit à présent dans l’histoire et qui paradoxalement commence par un « arrêt », « un instant immobile ». Cela suggère que la construction de l’identité du nous est passé par une prise de conscience. Et que ce n’est qu’à partir de cet « instant immobile » que le « nous » peut véritablement prendre forme et se mettre en mouvement. L’aura mythique de la naissance du « nous » est donnée par l’utilisation du verbe impersonnel et le verbe inventer. Les amants ont dû créer, « un espace tenu par les bras » pour que la rencontre ait réellement…lieu. Un espace où leurs mondes intérieurs se sont fusionnés en un « nous », en une entité unique, donnant naissance à quelque chose de nouveau. Un espace marqué par leurs failles et leurs blessures symbolisées par les « pieds nus ».
    Les pieds nus symbolisent également l’enracinement au monde souterrain que représente l’univers des amants, évoqué par « murmures d’océan et de branches ». Chaque amant est le fruit d’une histoire, d’un passé indestructible, les pieds nus représentent l’amant dans toute sa vulnérabilité s’offrant à l’autre. L’expression « un espace tenu par les bras » souligne ce mouvement vers l’être aimé impulsé par le désir de partager non seulement son propre univers, mais aussi son histoire. Et à partir de là, d’inventer un lieu intime unique qui n’appartient qu’à eux seuls, un lieu enrichi de leur univers respectif et par les blessures qu’ils portaient avant la rencontre.
    « L’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur»
    Marcel Proust La Prisonnière

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire