2 réflexions sur “Été

  1. Ce poème happe le lecteur avec un rythme qui scande et préfigure l’inéluctable, annonçant une fin tragique et une rupture dès le premier vers. Deux rythmes qui viennent se heurter et sur lesquels le destin d’un « nous » viendra se briser. Rythme cyclique de la nature, des saisons, des jours et celui de la temporalité humaine bornée par un commencement et une fin au cours irréversible. L’économie de mots laisse place au silence, chambre d’écho de l’indicible et de la douleur d’un « nous » figé dans un futur jamais atteint.
    Toute la puissance du poème repose sur sa forme et sa structure.
    Tout d’abord par l’utilisation de l’anaphore « Il y aura ». Cette locution verbale impersonnelle conjuguée au futur mime tout autant la pulsation cyclique des saisons que le poids du tragique de la trajectoire humaine. Les deux sont mis en parallèle pour souligner le caractère inéluctable de la succession des événements, répétitive, pour l’une (celle des saisons), finie pour l’autre (celle du cœur). Le futur de la locution « il y aura » est utilisé comme futur historique, récit d’événements passés, mais aussi, de manière plus subtile, pour énoncer une vérité générale, universelle. Elle suggère la fin du « nous », comme une histoire déjà écrite, comme une fatalité, aussi attendue que le retour des saisons. 
    Le texte se distingue également par une absence de verbe, à l’exception de la locution impersonnelle, qui a pour effet de mettre à distance les faits énoncés, soulignant à la fois l’impossibilité d’avoir une prise sur le déroulement du récit, et pour créer un regard extérieur, comme si le narrateur souhaitait se protéger de la douleur de la rupture finale.  
    Le poème est structuré comme une scène d’exposition. On fait entrer un à un les acteurs du drame imminent en utilisant un effet d’entonnoir pour concentrer progressivement l’attention sur les personnages principaux constitués par le « nous » collectif. Il s’appuie sur un rythme ternaire, c’est-à-dire que les vers peuvent être regroupés trois par trois, à l’exception des deux derniers qui sont la résolution du drame et la mise en scène de la rupture dans la forme (deux vers) et dans le récit, par l’arrêt soudain de l’histoire du « nous ». Cette rupture brutale de la forme, dans le rythme souligne le caractère inévitable de la fin anticipée de l’histoire de « nous » et laisse également le lecteur sur un sentiment très fort d’inachevé, d’effroi et de chute. Le lecteur a presque l’impression de trébucher physiquement sur le dernier vers. Ce dernier endosse ainsi une partie de la charge émotionnelle du « je » invisible qui s’exprime en retrait. 
    Les trois premiers vers établissent le cadre de la scène de manière succincte : « Il y aura ce jour ». « Ce jour » est évoqué sans plus de précisions. Et pourtant, on sait que « ce jour » restera présent dans la mémoire comme il est dit dans le vers suivant, car il s’agit de « ce » jour et pas de n’importe quel autre. L’utilisation du démonstratif « ce » suffit à le singulariser de tous les autres jours qui se ressemblent et se suivent à l’identique comme le sous-entend « les heures et la course des nuages ». Il est aussi possible d’ajouter une seconde lecture à ce vers. « Ce jour » se distingue comme celui qui renfermait la promesse d’un « nous », d’un commencement, « la course des nuages » pouvant être lu tout autant comme une chimère après laquelle on court ou comme l’annonce de la fin déjà contenue dans la promesse.
    Les trois vers suivants mettent en scène « le cœur ». D’une manière surprenante, le narrateur choisit de ne pas introduire les protagonistes attendus, mais plutôt de personnaliser les sentiments, les élevant au statut de véritables acteurs du drame. Ainsi, détachés des personnes, ces sentiments incarnés cantonneront le « nous » au rôle de simples figurants dans leur propre histoire. C’est aussi une façon de montrer que les émotions dictent le cours des événements et du temps et qu’elles ne sont pas contrôlables. 
    Le narrateur utilise un procédé similaire à celui des trois premiers vers pour introduire « le cœur » décrit comme « sans attente ». Cette expression suggère un cœur ouvert, confiant, presque innocent. Le vers suivant, « le vent et son chant de feuilles » évoque l’idée que le cœur se laisse porter par le destin, là où le vent l’amène. Le chant de feuilles symbolise une joie de vivre. Cette ouverture, qui contraste paradoxalement avec les cycles répétitifs de la nature, montre que le cœur est prêt à suivre des chemins détournés, à explorer. Sa temporalité humaine linéaire lui permet de faire des pas de côté, contrairement à l’immuabilité du cycle des saisons. Le cœur se rappelle ce jour précisément, car il contenait toutes les promesses du bonheur ou du moins d’un moment de bonheur, marquant le début du récit du « nous ».
    C’est le contraste brutal entre cette promesse du « nous » idéalisé et sa fin prématurée que met en scène les deux derniers vers du poème. Rien dans les mots de l’avant-dernier vers ne laisse transparaitre la rupture imminente. Le narrateur continue d’utiliser l’anaphore « il y aura », comme dans les vers précédents, « il y aura ce jour », « il aura le cœur », « il y aura l’été ». En dépit de cette répétition qui pourrait sembler monotone, le lecteur sent profondément, la tension croissante annonçant l’aboutissement abrupt du drame. En effet, cette dernière agit comme une menace d’autant plus forte qu’elle est latente, dissimulée dans le calme apparent et régulier du rythme, dans le détachement émotionnel délibéré du narrateur.   En contraste, l’été symbolise un horizon d’épanouissement, la plénitude, l’abondance, l’excès, mais aussi si on fait référence aux Quatre Saisons de Vivaldi, qui illustre musicalement parfaitement ces deux derniers vers, une forme de désespoir et de tristesse (contenue dès les premières notes du mouvement). Le narrateur conscient dès le début qu’il y aura une fin au bonheur, prépare le lecteur à l’inatteignable été : « Il y aura cet été/que nous n’atteindrons pas ». Dans le poème, la fin est d’autant plus tragique et désespérée que ce rêve d’été symbolisant le « nous » idéalisé désiré se brise avant même d’avoir commencé. 

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