Effluve

La vie m’est tombée des mains
Pareille à ces objets qui m’échappent
La conscience de la fin
S’allonge à mes côtés

Mais la douceur des draps
Me rend, dans un froissement
L’odeur de ton amour
Cette eau de toi en moi

Dans cette odeur je me borde
Éphémère mémoire
Elle se mesure à ce qui fuit

Dans mes paupières tremble
La fleur carmin
Parfumant le sommeil

5 réflexions sur “Effluve

  1. « Effluve » poursuit la réflexion sur le temps et la conscience amorcée dans les précédents poèmes publiés sur le blog. Ici la narratrice réalise avec surprise que la maîtrise de sa vie, à l’approche de son terme, lui échappe. Face à une vie trébuchant sur elle-même, elle choisit de se tourner vers le passé et ses souvenirs pour reconstruire les contours de son identité—sorte de reconstruction d’un récit de soi — à partir de la mémoire du corps et plus précisément par les sens du toucher et de l’odorat qui inspirera son titre au poème. Ces effluves du passé se révèleront tout aussi fugaces et insaisissables que la conscience elle-même, se dérobant à l’instant même où la narratrice essaie de les contrôler. En désespoir de cause, le rêve par son lâcher-prise par rapport au réel deviendra le refuge dans lequel la narratrice trouvera l’espace pour réécrire à l’infini une vie limitée par les bornes du temps.
    C’est à travers la forme du sonnet non rimé qu’elle déploie une introspection sur la fragilité de l’identité intérieure et l’évanescence des souvenirs. L’utilisation de cette structure fixe contrebalance le désordre intérieur ressenti par la narratrice en encadrant le flux de sa pensée dans la rigueur d’un cadre de la même manière que la vie s’écoulerait dans le flux inexorable du temps. De même, que l’écriture poétique libérée des rimes représenterait une tentative (désespérée ?) de révéler l’insaisissable conscience de soi dans le jeu (je ?) de l’écriture…
    Dans le premier quatrain, la narratrice réalise brusquement qu’elle a perdu la maîtrise de sa vie. Cette prise de conscience est comparée à une maladresse de la vie quotidienne, comme si elle avait laissé échapper la vie de ses mains par mégarde, de la même façon qu’elle aurait fait avec un objet quelconque (« La vie m’est tombée des mains/Pareille à ces objets qui m’échappent »). C’est une façon d’exprimer qu’elle avait vécu jusqu’ici dans l’illusion d’un contrôle total de sa vie, mais aussi du temps, du temps qui passe. On peut aussi entendre en sous-texte que son regard s’était volontairement détourné de sa propre finitude, qu’elle a laissé filer sa vie dans l’oubli délibéré de sa propre mortalité, presque dans l’insouciance de la fin. En outre, on pourrait se demander pourquoi la narratrice compare sa vie à ces objets qui lui échappent. Représentent-ils des fragments de souvenirs, des occasions manquées, des bifurcations négligées, des regrets ? Cependant, passée la surprise du constat, la narratrice affiche une forme d’acceptation douce—elle ne se révolte pas—se résignant à vivre avec cette nouvelle compagne de route : « la conscience de la fin s’allonge à mes côtés ». Les verbes utilisés (« échappent », « m’est tombée ») soulignent la passivité de la narratrice — cela fait partie de l’ordre des choses comme le suggère la comparaison avec la maladresse du quotidien. La surprise se situant plutôt au niveau du temps qui passe, du sentiment de brièveté de la vie qui traduit que le moment des adieux à la vie est arrivé plus vite que prévu. La personnification de la conscience de la vie, la mort devenant une amie qui partage intimité de la narratrice exprime l’idée que cette dernière doit se faire à la pensée de cette rupture inévitable avec l’existence. « La conscience de la fin s’allongeant aux côtés de la narratrice symbolise ainsi une présence familière qui l’accompagne désormais. En outre le style dépouillé de l’écriture, le rythme lent accentue le calme intérieur de la narratrice et une forme de détachement par rapport au monde réel.
    En réalisant que l’horizon se referme doucement sur elle, que l’avenir ne lui offre plus aucune perspective, la narratrice se retourne sur son passé et le chemin parcouru avec peut-être cette interrogation en tête : qu’ai-je fait de ma vie ? C’est à travers la mémoire du corps, notamment par des sensations du toucher et surtout des effluves que la narratrice cherche à réinvestir les souvenirs. Peut-être pour y redéfinir une identité qui s’érode avec le temps ou tout simplement pour y revivre les plus beaux moments de sa vie nimbés du voile mélancolique de la distance temporelle qui adoucit les choses du passé que souligne la pudeur et la délicatesse de l’écriture poétique. 
    À l’image de Proust, dont la dégustation d’une madeleine ouvre un monde de souvenirs, le froissement des draps fait remonter à la surface de la conscience de la narratrice l’odeur de l’amour de son amant d’autrefois. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce quatrain d’un autre poème de l’auteur publié sur ce même blog intitulé « Draps » dans lequel comme ici le froissement provoque un bruissement doux et l’exhalation d’un effluve léger qui suscite l’apparition des réminiscences de l’amant à travers son odeur. La mémoire du corps est avant tout une réminiscence émotionnelle, le souvenir d’une relation qui a modifié en profondeur l’identité de la narratrice (« cette eau de toi en moi »). Ainsi, la mémoire du corps abolit la distance temporelle et ramène des images du bonheur d’un moment d’intimité perdu, puisque passé, mettant en lumière l’ambivalence, mais aussi la fragilité et l’évanescence de la réminiscence. Ce dernier aspect est très bien mis en valeur par le caractère liquide, fluide du souvenir. En effet, si « L’eau de toi » renvoie à l’intégration de l’être aimé dans l’identité de la narratrice, elle peut aussi symboliser la dissolution progressive de ce souvenir au fil du temps. De même, les draps, barrière symbolique entre le réel et le passé, dont la forme mouvante et changeante peut facilement brouiller ou effacer l’image du souvenir du moment intime avec l’amant. Les sensations olfactives se révélant volatils et fugaces, insaisissables peuvent vite se dissiper ; peut-elle encore se rappeler les traits physiques de son amant ? Les souvenirs sensoriels ne donnent qu’un aperçu partiel, fragmenté, fluctuant du passé, des choses et des êtres ; ils ne sont plus que des fantômes de souvenirs, cette double perte accentue ainsi le sentiment de mélancolie.
    En effet, si la mémoire du corps peut constituer un refuge confortable comme le souligne la narratrice dans le premier tercet, « dans cette odeur je me borde », elle sait que son caractère fuyant fait des souvenirs une consolation éphémère s’érodant à mesure que la mémoire limitée et défaillante tout comme l’est l’existence de l’homme s’efface progressivement (« Éphémère mémoire/elle se mesure à ce qui fuit »). Cette barrière protectrice que représente la douceur du tissu des souvenirs sensoriels se désagrège pour laisser la place à la rugosité du drap de la solitude et de l’horizon muré. Cependant, les deux dernières strophes installent habilement une porosité entre la réminiscence par les sensations et le rêve qui symbolise un lâcher-prise avec la réalité. Il n’y a pas de frontière entre les deux, mais un glissement qui transporte la narratrice de son univers instable de souvenirs au monde des rêves. L’endormissement pourrait alors constituer une sorte de sas, un passage permettant de teinter, de parfumer le monde onirique de la narratrice de ces bribes du passé. Les traces odorantes du passé viennent ensemencer le rêve à moins que ce ne soit le rêve lui-même qui enveloppe les souvenirs d’une dimension onirique et les teinte d’une couleur vive conférant aux rêves comme aux souvenirs une réalité plus tangible. « La fleur carmin » qui tremble derrière les paupières représente alors la lueur vacillante d’une bougie, symbole de la passion passée qui éclaire les rêves ou les souvenirs. Cet espace entre rêve et souvenir tout comme l’espace de l’écriture sur la page blanche devient un lieu de confusion, d’instabilité temporelle ou passé et présent s’entremêlent permettant à la narratrice de reconstruire ou de réécrire le récit de vie sans les limitations imposées par la réalité.

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    • Oui, chère lectrice, passé et présent s’entremêlent dans le froissement des draps et l’odeur de l’autre que l’on y retrouve. Cette sensation, particulièrement l’odeur de l’autre, si elle est éphémère, n’en est pas moins si profonde qu’elle peut suspendre l’écoulement du temps…

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