Débattre

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Comme l’indique l’étymologie de ce verbe issu de l’ancien français debatre[1], il s’agit d’abord d’un affrontement. Lorsqu’il s’apaise ou se civilise, il se définit comme l’action de « discuter entre plusieurs personnes dont chacune expose ses arguments ». Mais, très vite apparaissent : « Discuter avec vivacité et chaleur » et « Avoir des discussions très vives avec quelqu’un, se quereller ».

Ces derniers temps, nous avons enchaîné les débats politiques. Nous avons suivi ceux des primaires de la droite (victoire d’un challenger qui fait montre de détermination), de la gauche (challenger réussissant à convaincre qu’après avoir empêché de gouverner, il peut gouverner), des présidentielles (discussions urbaines et décousues en assemblée, duel pied à pied mais assis). Si la plupart rappellent les colloques, ces débats « entre penseurs distingués sur un sujet controversé, à propos duquel tous sont unanimes pour ne pas s’accorder » suivant l’écrivain et humoriste québécois Albert Brie, le dernier fut si mémorable qu’une citation qui en est issue apparait en tête de la page des citations du Monde [2]. La télévision et la radio servent aussi d’allumage à des débats entre tous et chacun, allant jusqu’à couvrir le son du poste. Dans la rue, lorsqu’on tracte pour un candidat, on obtient en général un refus de débat (on chantonne alors « vous qui passez sans me voir… ») mais aussi quelques franches agressions qui nous ramènent aux origines du mot (ainsi ai-je entendu récemment « vas te faire foutre connasse » ou « ça m’intéresse de savoir comment vous pouvez défendre un programme ultra-libéral de casse sociale »). Ce qu’on aime avant tout c’est le dernier cas, quand s’engage un vrai débat improvisé (certains, même après avoir constaté qu’ils sont tout à fait d’accord avec vous, ou après avoir mesuré en long en large et en travers qu’ils ne le sont pas, continuent à discuter, au besoin d’autres choses, et apostrophent d’autres passants pour élargir le cercle). Débattre est converser.

La politique n’est pas le seul sujet qui prête plus à controverse qu’à une discussion sereine. Pour prendre un exemple au hasard, plusieurs clivages idéologiques traversent le milieu poétique, par exemple pour savoir si le lyrisme est suranné. Et c’est en famille que le débat reste le plus passionnant et le plus vigoureux. Comme l’écrivit Jean Giraudoux « La plupart des pièces que nous considérons comme les chefs-d’œuvre tragiques ne sont que des débats et des querelles de famille. » En famille, le débat peut aller jusqu’au meurtre, les gazettes le savent.

Alors que j’écrivais cette chronique, une conversation avec mon fils m’a rappelé combien l’adolescence est l’âge du débat philosophique. L’écoutant évoquer ses amis qui s’observent, s’épaulent, se commentent, s’interrogent, me sont revenues, dans cet écho que provoquent toujours les enfants avec notre vie, tous les échanges de ma bande de filles mêlant la question centrale –les garçons- à ses ramifications -qu’est-ce que vivre, qu’est-ce qu’aimer etc-.

Le principal changement de notre façon de débattre est peut-être celui du lieu. Certains sont immuables : en famille ou entre amis, la discussion s’engage souvent autour d’une table même si, selon l’archevêque anglican de Dublin Richard Whately il ne faut pas engager de débat lors d’un dîner « car celui qui n’a pas faim aura le dernier mot ». D’autres sont nouveaux, ainsi des réseaux sociaux devenus le lieu par excellence du débat. Cet espace modifie la façon de débattre. Par exemple, des trois registres de persuasion définis par Aristote, les réseaux sociaux favorisent le pathos. L’émotion domine et, alliée à la colère, alimente sans fin une sorte de cyclone qui balaie tous les arguments. Les 140 caractères de Twitter facilitent par ailleurs le système éprouvé qui consiste à ne pas indiquer l’un des éléments d’une séquence qui gênerait la démonstration. La fausse nouvelle s’y répand comme une trainée de poudre ou plutôt comme une sorte de combinaison d’explosions que l’on peut cartographier en couleur. C’est un débat constellation. Le but est de parvenir à faire sortir la fausse nouvelle du cercle habituel dans lequel les algorithmes nous enferment, celui des personnes du même avis. En bref, on ne suit guère les conseils dominants sur Google : « Après avoir respectueusement répété ce que vient de dire votre interlocuteur, présentez votre contrargument ». Umberto Eco affirmait que les réseaux sociaux « ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel». Et bien entendu, comme vous tous qui me lisez sans doute, je fais partie de ces légions.

Pourtant, de la même façon que Facebook est à la fois une réunion et une interminable conversation téléphonique pour les adolescents, Twitter est un vaste café du commerce, assez bruyant, où l’on perd beaucoup de temps à éviter ceux qui ont toujours trop bu, mais où l’on peut parvenir à reconstituer une sorte de salon, d’arrière salle dans laquelle se réunissent quelques abonnés.

Le verbe pronominal se débattre est plus douloureux. On se débat toujours avec ou contre quelque chose de plus fort que soi. Au sens propre, on lutte violemment pour essayer de se dégager d’un agresseur ou des sables mouvants (quoiqu’il ne soit pas conseillé de s’y débattre). De façon plus contemporaine on se débat dans les transports, que ce soit sur la terre ferme ou au sous-sol dans les RER. Au figuré, on lutte contre des difficultés. Souvent les difficultés financières, même si Google place en tête des ennemis contre lesquels se débattre l’adversité et l’administration. C’est dire où nous mène la simplification administrative.

Autrefois on demandait : « De quoi vous débattez vous ? » à quelqu’un qui manifestait une grande inquiétude d’esprit, qui s’agitait et se tourmentait. Je vois bien de quel ennemi il s’agit. Il parait que la nuit, je ne suis pas paisible. Je me débats avec des cauchemars, qui ne sont que les formes temporaires qu’il prend. Mais on se débat toujours en vain avec ce qui nous tient au dedans. La seule façon de desserrer l’emprise est d’en débattre au dehors.

 

 
[1] Lutter, se débattre; se quereller, discuter », issu de batre et du préfixe de
[2] On vous demande une carte blanche et vous salissez l’adversaire. Et vous proférez des mensonges comme depuis le début de ce débat. Parce que le pays vous importe peu, vous n’avez pas de projet pour lui. Votre projet, c’est de mener une campagne de mensonges et de falsifications. Votre projet, c’est un projet qui vise à vivre de la peur et du mensonge. C’est ce qui vous nourrit. C’est ce qui a nourri votre père pendant des décennies. C’est ce qui a nourri l’extrême droite française et c’est ce qui vous a fait vous. C’est pour cela que je n’en veux pas pour mon pays. Parce que la France, elle, vaut beaucoup mieux que cela. Mercredi 3 mai 2017. Emmanuel Macron.

5 réflexions sur “Débattre

  1. Merci pour cet excellent article, fin et éclairant. J’y ajouterais une question personnelle, provoquée par cette phrase « Le principal changement de notre façon de débattre est peut-être celui du lieu » : à savoir, qu’un des profonds changements dans notre façon de débattre est peut-être aussi lié au fait que la forme sous laquelle on débat est passée de la « vivacité » et de la « chaleur » à la « violence » et la « froideur » ?

    Loin de moi l’idée de dire que cette violence et cette froideur dans la forme et surtout le ton du débat n’existaient pas à l’ère de l’Agora grecque, mais je trouve qu’il y a une forme d’agressivité et de dénigrement (voire d’insulte sous-jacente) qui se répand à la vitesse de la poudre et vient stériliser le débat, et son objectif ultime, s’entendre. Soit, au sens latin, se comprendre. La vivacité sert au débat là où la violence le stérilise à mon sens. Et je trouve que cette question prend un relief nouveau au 21è siècle, qui nous interroge…

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  2. Pingback: Pour une (vraie) recomposition politique | CinciVox

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