Je me suis promenée récemment près de Notre-Dame, pour m’assurer qu’elle était toujours là, pour oublier les moments d’angoisse que nous avons vécus lorsqu’elle brulait (j’étais alors allée la voir comme si ma présence pouvait la soutenir).
Du coup, j’ai musardé chez les bouquinistes. Je suis revenue nantie d’un livre sur les « poètes délaissés » (Anthologie des poètes délaissés : de Jean Marot à Samuel Beckett, Pierre Dauzier et Paul Lombard, La table ronde, 1999) et j’y ai choisi ce texte d’Etienne Jodelle. J’avais trouvé Le poème sur le vert. Sans doute m’en indiquerez-vous bien d’autres et nous pourrons ainsi entamer une sorte d’anthologie poétique du vert !
Mais pourquoi celui-ci ? Je ne suis pas certaine de savoir. Ce n’est pas un texte facile, Jodelle étant un poète du XVIe siècle, appartenant au groupe de sept auteurs de La Pléiade. Sans doute ai-je été séduite par les similitudes entre son écriture et celle de Maurice Scève, un poète lyonnais considéré comme un précurseur de La Pléiade que j’adore.
Je reviens au texte que je voulais vous faire découvrir. Il y a dans ce poème six occurrences du mot vert (en comptant « verdeur »), et elles créent un rythme qui me rappelle un peu le texte sur le vent d’Emile Verhaeren. Il y a aussi la présence de trois végétaux (laurier, houx et lierre) subtilement évoqués dans les deux quatrains du sonnet. Il y a enfin la liaison entre ces végétaux et l’amour, le sujet du sonnet, liaison assurée par le verbe ressemblent du premier tercet. Le laurier glorieux à la verdeur en tout victorieuse évoque ainsi le désir d’immortalité de l’amour (Montrant l’éternité à jamais bien heureuse) , le houx l’excitation sexuelle avec Les poignans aiguillons – le terme aiguillon désignant communément au XVIe siècle tout ce qui excite- mais aussi la souffrance de sa feuille espineuse) tandis que le lierre qui embrasse de sa branche amoureuse semble unir définitivement les amoureux.
Le dernier tercet reprend point par point les éléments du reste du poème pour exprimer la souffrance amoureuse: Plus verte, et poignante, et plus étroit encore. Mais le laurier y a une place singulière : lorsque les éléments du houx et du lierre sont repris exactement (poignans est repris par poignante, étroitement par étroit), le laurier est associé à la plaie. Un retour au début du texte nous permet de voit que le laurier occupe tout le premier quatrain. Certains analystes en déduisent que nous devons nous souvenir de la mythologie grecque : le nom du laurier, en grec, est celui de Daphné, une chasseresse qui repoussait les avances du dieu Apollon et fut transformée en laurier lorsque le dieu qui la poursuivait était sur le point de la rattraper. Désolé de sa métamorphose, Apollon fit du laurier son arbre sacré. En insistant sur le laurier, le poète suggèrerait donc discrètement la froideur de la dame à son égard, froideur soulignée par ni l’hiver ni la glace.
J’aime le vert laurier, dont l’hiver ni la glace
N’effacent la verdeur en tout victorieuse,
Montrant l’éternité à jamais bien heureuse
Que le temps, ni la mort ne change ni efface.
J’aime du houx aussi la toujours verte face,
Les poignants aiguillons de sa feuille épineuse :
J’aime le lierre aussi, et sa branche amoureuse
Qui le chêne ou le mur étroitement embrasse.
J’aime bien tous ces trois, qui toujours verts ressemblent
Aux pensers immortels, qui dedans moi s’assemblent,
De toi que nuit et jour idolâtre, j’adore :
Mais ma plaie, et pointure[1], et le nœud qui me serre,
Est plus verte, et poignante, et plus étroit encore
Que n’est le vert laurier, ni le houx, ni le lierre.
Etienne Jodelle, Les Amours
Etienne Jodelle
Il naît dans une famille de marchands-bourgeois parisiens en 1532 bien qu’il se présente par la suite comme « Sieur du Lymodin ». Il a publié ses premiers vers à 19 ans et, au début de l’année 1553, à l’âge de 20 ans, il fait représenter la première tragédie française inspirée du théâtre antique, « Cléopâtre captive » et la première comédie « L’Eugène », devant le roi Henri II, à Paris, puis au collège de Boncourt. Juste après la représentation, une joyeuse équipe composée notamment de Pierre Ronsard, Jean Antoine de Baïf, Nicolas Denisot et Remy Belleau se rend sur à Arcueil pour y organiser une cérémonie à l’antique d’inspiration dionysiaque, la Pompe du bouc, en l’honneur de leur héros du jour qui venait de ressusciter le théâtre antique en France. Ils y prononcent dithyrambes, élégies et incantations, tous vêtus de toges et couronnés de lierre. Enfin, ils font monter sur l’autel qu’ils avaient construit un bouc « enguirlandé » de lierre, que d’après certains Baïf aurait égorgé aux pieds de Jodelle. Cet événement attira sur ce groupe de jeunes poètes (que Ronsard appelle encore la « Brigade »), les foudres des autorités ecclésiastiques de Gentilly et surtout des protestants, voyant dans cette cérémonie la preuve que les humanistes étaient des impies et des païens se livrant à des rituels hérétiques et idolâtres (ça passerait très mal sur twitter aussi). Il constitue cependant un moment fort dans la fédération des poètes qui allaient devenir La Pléiade.
Jodelle est désormais protégé. Il écrit une seconde tragédie, « Didon se sacrifiant ». Durant sa période de gloire, il refuse de publier ses poèmes, convaincu que la France est en proie à l’envie, vice national qui la conduit à se mutiner contre les grands hommes qui pourraient l’honorer, à souhaiter la mort de ces champions qui, par leur gloire, l’humilie. Vers le milieu de la décennie, il entre au service de Marguerite de France, la sœur du roi Henri II, ce qui l’oblige à modérer son refus de publication mais ses textes présentent une analyse extrêmement sombre de la situation du royaume. Il conçoit cette publication sur le mode du combat, d’une guerre contre l’ignorance et l’envie, dans laquelle le grand homme aura toujours le dessous, s’il n’est pas protégé par le bouclier que constitue la protection d’un prince. Dans le même temps, il est unanimement salué comme l’incarnation même du génie poétique. Du Bellay évoque en ces termes « ce Demon de Jodelle » Demon est-il vraiment car d’une voix mortelle/Ne sortent point ces vers.
En 1558, Jodelle il est chargé par la municipalité de Paris d’organiser un spectacle en l’honneur du roi Henri II qui vient de conquérir Calais et cette fête est un échec. Dans les semaines qui suivent, pour une raison inconnue, il est condamné à mort. Il quitte alors Paris et, durant les guerres civiles de 1562 à 1570 se consacre à la poésie politique et polémique. Bien qu’il semble avoir été protestant, il écrit trente-six sonnets « Contre les ministres de la nouvelle opinion ». Sans doute revenu en grâce, il revient à Paris et à la cour au début des années 1570.
Il meurt en 1573, couvert de dettes. Le poète Agrippa d’Aubigné le célèbre dans des Vers funèbres et met en cause l’abandon d’un grand poète à la misère:
Un an après sa mort, Charles de La Mothe, ami et exécuteur testamentaire du poète, organise la publication des Œuvres et meslanges poetiques de Jodelle (Paris, Nicolas Chesneau et Mamert Patisson, 1574). C’est par ce volume que nous connaissons l’œuvre du poète, en plus des textes de circonstances qu’il a publié de son vivant. On y trouve notamment le texte de ses deux tragédies, qui n’avaient pas été imprimées auparavant. Le théâtre « à l’antique » ne triomphera que plus d’un demi-siècle plus tard avec Corneille puis Molière et Racine.
Les protestants n’épargnent pas sa mémoire et ses anciens camarades ne produisent ni épigrammes ni tombeaux tandis que Ronsard émet sur son œuvre et son caractère un jugement sévère.
Pour aller plus loin
L’analyse doit beaucoup à celle d’André Canessa
On peut écouter l’émission de France culture : Qui est Jodelle ?
Sur les tragédies de Jodelle on peut lire :
Emmanuel Buron et Olivier Halévy (dir.), Lectures d’Étienne Jodelle. Didon se sacrifiant et Emmanuel Buron, « La figure du roi et le point de vue du poète », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 13 spécial | 2006,
Son poème le plus connu, est « Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde »
[1] Piqûre en ancien français
On peut dire que c’est piquant que je lis ce billet moins d’une semaine après avoir passé trois ou quatre jours à nettoyer les étables d’Augias, en désherbant dans le vaste jardin de mon fils… une quantité impressionnante de lierre, et de laurier sauce (et de ronces…) qui envahissaient tout, qui poussaient jusqu’à… étouffer les autres pauvres plantes du jardin qui essayaient de survivre à l’étreinte… mortelle de ces immortels. (Et oui, le lierre, et le laurier sauce sont vraiment immortels, et ils trouvent le moyen de se régénérer… de rien, au grand dam du jardinier (naïf…) qui pousse un soupir de soulagement en s’imaginant en être venu au bout.)
Je pense que le laurier dont il est question est bel et bien le laurier sauce, non ?….
Oui, lisant ces évocations végétales, je suis frappée de comprendre à quel point l’amour peut être toxique, et étouffant, quand il n’est pas… taillé, canalisé, limité, et combien la PASSION amoureuse que nous.. recevons/subissons comme une couronne d’épines est délicieusement douloureuse. La passion amoureuse a quelque lien avec la passion.. du Christ, et les sentiments exprimés peuvent l’être à l’égard d’un Dieu/dieu/immortel, comme envers un humain.
A interroger, le rapport entre l’immortalité et la résurrection ? Le laurier ne meurt pas en hiver ; il reste… égal à lui-même, donc, il ne ressuscite pas. Ces considérations me semblent fondées dans la mesure où le poète évoque le problème de l’idolâtrie, donc, introduit une dimension religieuse dans son poème.
Je crois également que la présence des TROIS végétaux introduit une interrogation sur la problématique de la Trinité, le Dieu trois en un. Il y a un sonnet de mon cher William qui joue sur l’amour profane/l’idolâtrie, et la Trinité : le numéro 105, « Let not my love be call’d idolatry » (Qu’on n’appelle pas mon amour idolâtrie), où il est question de réunir trois en Un. Vaste problème…
L’histoire de Daphné et Apollon m’enchante depuis très longtemps, et ma version préférée reste celle très subtile, d’Ovide dans « Les Métamorphoses ». Le premier récit individuel d’ailleurs, et il fait un peu comme la Genèse dans la Bible, à mes yeux…Il coupe le souffle de beauté, et de profondeur.. philosophique, liée à une connaissance vertigineuse du coeur/corps humain.
Et enfin, me vient en esprit un très beau poème de Yeats « Une prière pour ma fille », où le poète prie pour que sa fille nouveau né puisse devenir « comme un arbre florissant, mais caché »… et qu’elle puisse vivre comme un laurier VERT, enraciné dans un cher lieu perpétuel ». Il finit le poème en évoquant le laurier qui s’étend, qui est comme la coutume, qui protège de la vulgarité, de la hargne, de l’arrogance des.. lieux communs…
Le laurier était un arbre très significatif pour nos ancêtres, et nous avons grandement perdu la clef de ces significations, tout en perdant les ressemblances qu’ils voyaient entre leur vie intérieure, les liens qu’ils établissaient entre le monde végétal/animal et LEUR monde intérieur, me semble-t-il.
C’est très dommage à mes yeux. Merci d’avoir partagé ce poème.
Un petit mot : Daphné n’était pas chasseresse… C’est Diane qui est chasseresse. Daphné était nymphe, donc, un esprit d’arbre, à la base, et elle a crié vers son père, rivière/fleuve au moment de sentir Apollon s’emparer d’elle, et lui, l’a transformée dans le laurier qui porte SON nom. Diane, chasseresse, par contre, était du genre à faire dépecer un malheureux homme qui tombait sur elle par mégarde alors qu’elle prenait son bain avec ses… femmes. Diane a fait transformer Acteon en cerf, et il s’est fait descendre par ses propres chiens de chasse. Diane est bien plus proche des Erinnyes, alors que Daphné ne l’est pas. Il est bon de se souvenir que les femmes peuvent devenir des Erinnyes. Il ne faut pas l’oublier par les temps qui courent, même quand on se dit.. païenne…
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Si vous avez des éléments pour étayer l’idée que Daphné fut une chasseresse, je veux bien les entendre. Moi, je n’ai jamais entendu cette idée, mais je peux me tromper.
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Oui, j’ai relu Ovide hier soir, qui précise bien qu’après avoir reçu la flèche de plomb, Daphné s’en va dans la forêt, vit de chasse, s’habille de peaux de bêtes, et veut rester vierge jusqu’à la fin de ses jours, fuyant l’amour, le mariage, la maternité….Ovide suggère qu’elle s’identifie à Diane/Phoebe, qui serait.. la lune froide, d’où le plomb, en sachant que la flèche d’or est bien en rapport avec Phoebus/Apollon, le soleil, la lumière.
J’attire simplement votre attention sur ce qu’Ovide met dans la bouche de Daphné au moment où elle invoque son père : « Viens, père, à mon secours si vous, les fleuves, avez ce pouvoir ; Ce corps qui séduit trop, maudis-le en le transformant. »
Ça me semble dire de manière succinct et juste les enjeux…
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Merci mille fois pour toutes les réflexions que vous ont suggéré ce texte. Je suis flattée et j’ai beaucoup appris. Je ne connaissais pas ce texte de Yeats par exemple !
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