Goût

1992

La nuit, toutes les nuits, je cherche le sommeil dans vos yeux gris, les lèvres surprises dans leur solitude.

Les parapets du lit s’arrondissent sous vos coudes repliés, là où reposent les ombres de vos mains.

Nous réalisons toutes les séparations en une seule arabesque lorsque vous écoutez couler mon corps désespéré dans votre bouche.

Je change mon propre goût jusqu’à tout oublier.

2022

Te déboutonner, lentement, déshabiller ton tissu de paroles, te forcer à endurcir ton âme,

T’obliger à me recevoir, à t’incarner en moi dans l’oubli du combat,

Rendre la caresse du temps sur ta peau vieillie par le sel de ma bouche,

Fourbir ma langue de cris atroces, te défaire sur le champ nu,

Puis espérer que tu souffres de mon absence, en m’inondant de toi jusqu’au dégoût,

Et brûler enfin les vêtements inutiles.

5 réflexions sur “Goût

  1. J’ai été longuement happé par cette ardeur et me suis senti m’éloigner au sein d’une réponse qui me semblait authentiquement contradictoire. Mais peut-être est-ce le serment charnel qui au fil des années revêt une dimension profondément acérée ?

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  2. Ce nouveau poème se présente comme les deux faces d’une même pièce. Bien que de tonalité opposée, les deux textes mettent en scène la douleur du désir entendu comme manque, absence (du latin desiderare qui signifie « être face à l’absence d’étoile » et par extension en regretter l’absence).
    Le poème de 1992 est structuré en quatre strophes de longueurs variables, avec des phrases qui se chevauchent créant un effet de flux de conscience. Porté par un registre lyrique et introspectif, il exprime un désir intense de fusion totale avec l’autre. Dans sa forme, il évoque une berceuse enfantine que l’auteure se chanterait à elle-même pour trouver l’apaisement du sommeil, métaphore de l’oubli. Le poème s’ouvre par « La nuit, toutes les nuits » mis en apposition qui marque le début d’une petite ritournelle, dans laquelle la narratrice convoque l’être aimé absent (« vos yeux gris »). Une façon de leurrer sa solitude nocturne par la construction d’un monde imaginaire (à la façon d’« Alice aux pays des Merveilles ») dans lequel la rencontre avec la personne désirée serait possible. Ici, les objets du quotidien s’animent se transforment pour venir combler le besoin de réconfort quasi maternel.
    Ce poème a quelque chose d’extrêmement touchant dans son expression triste, douce et nostalgique. Un cri silencieux désespéré du corps dans la recherche des relations perdues, plus particulièrement celle de la figure maternelle. Le tragique repose sur l’échec de cette recherche, car les séparations sont irrémédiables et le désir retrouver la fusion initiale (celui notamment l’enfant dans le ventre de sa mère) ne pourra plus jamais se réaliser.

    Le tragique est encore plus éclatant dans le second poème qui met en scène un désir de l’autre avec la flamboyance des héros de la mythologie grecque. Le second poème se compose d’une phrase découpée en six strophes de longueur inégale qui commencent toutes par un verbe à l’infinitif impulsant un rythme rapide et dynamique.
    À la tonalité contemplative triste et nostalgique du premier poème, le second répond par une tonalité passionnée et violente. C’est une déclaration de guerre directement adressée à l’être désiré. Pour illustrer ce sentiment de violence et de souffrance, l’auteur met en œuvre le champ lexical du combat. C’est une guerre totale qui contraint le corps et l’âme de l’autre comme elle-même est prisonnière de cette passion et de ce désir qu’elle ne contrôle pas.
    Ce poème est presque un chant de révolte, une tentative désespérée de se libérer de ce désir incontrôlable. Pour « brûler enfin les vêtements inutiles », pour s’alléger de ces fantômes du passé qui pèsent sur la vie.
    Il y a de la colère d’Achille devenu fou de douleur à la mort de Patrocle ou du désir de vengeance autodestructeur d’une Phèdre amoureuse dans ce poème tragique.

    Racine écrit « les vrais poètes tragiques sont ceux qui peuvent attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression ». Ce poème en est l’illustration. Le lecteur du poème « Goût » comme le spectateur d’une pièce de théâtre de Racine ne peut que se reconnaitre dans la tragédie universelle que représente la perte et le manque d’un être cher, à commencer par la séparation originelle irrémédiable du ventre de la mère. Ce qu’il y a de plus humain en nous : le désir.

    Aimé par 1 personne

    • Merci chère amie ! Votre lecture particulière est devenue le point fort de notre semaine – vous faîtes vivre le blog plus intensément -et nous espérons que cette envie ne vous quittera pas. Il est vrai, et Laurent l’a souligné aussi, que le texte a cette fois une composante double, douceur et violence, par laquelle nous voulons exprimer la radicalité des émotions et du désir incontrôlable comme vous l’écrivez. La passion platonique retrouve la matérialité du désir au plaisir. C’est aussi le résultat de l’évolution de notre travail, où les voix se croisent dans le même texte, au point qu’il est difficile de séparer les auteurs. Vous nous avez aussi fait découvrir des implications du poème qui nous avait échappé (ou avaient émergé de notre inconscient) comme la fusion perdue avec la mère.

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