Toucher

Porte béarnaise. Photographie personnelle

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai l’impression que nous ne touchons plus que des boutons de souris, des pavés numériques, des claviers ou des écrans tactiles. Nous tapotons, nous cliquons. Il faut dire que le verbe toucher vient, parait-il, de tuchier, issu du latin populaire toccare, une formation onomatopéique, c’est-à-dire un mot créé à partir d’un son, celui du toc, suggérant l’idée de coup. Le verbe cliquer d’ailleurs est aussi issu d’une onomatopée (Et toc ! Le double clic viendrait ainsi de toc-toc ?). Toucher les écrans tactiles, cliquer sur les liens, c’est devenu notre principale activité manuelle, au point qu’il faut parfois acheter des logiciels d’automatisation des clics, outil extrêmement utile pour les jeux vidéos (je ne sais pas si vous avez vu la vitesse et la répétitivité des clics, on dirait des tics nerveux): un autoclicker peut ainsi imiter plus de cent mille clics en une seconde.

C’est en cliquant que nous  interagissons (et on ne peut pas faire autrement puisqu’on on ne peut plus voir d’interlocuteur ni toucher personne au téléphone.) On peut utiliser le clic droit ou gauche, sans risquer la critique politique, mais il faut cliquer sans cesse : le verbe est devenu LE verbe de l’action, la preuve il est presque toujours à l’impératif : cliquez, impliquez vous ! Vous pouvez dès maintenant faire un don via notre cagnotte en ligne, cliquez ici ! Même le rap (Niro) s’en empare avec une rare élégance :

Fais la queue, prends ton ticket la putain d’chatte à ta soeur

Cliquez, cliquez, cliquez, faîtes du biff c’est pas compliqué

J’baise le game sans faire exprès comme quand j’pars avec ton briquet.

Après tout, toucher veut dire aussi percevoir de l’argent, peut-être est-ce la raison de cliquez faites du biff. Mieux vaut toucher de l’argent que du bois, car l’argent conjure plus sûrement le mauvais sort que le bois disait Henri Jeanson, et de toute façon on ne trouve plus de bois à toucher. En cliquant, on peut donc récolter de l’argent mais aussi des cookies (qui ne se mangent pas). Le danger est de vendre ses données personnelles (heureusement grâce à la CNIL on peut lire à chaque clic un avertissement qui nous propose de refuser-les accès sont alors parfois morts- ou d’accepter, ce que je fais le plus souvent pour aller plus vite et ne pas lire le baratin -ère de simplification oblige- que l’on m’impose à chaque clic). Peut-être devrons nous apprendre à cesser de cliquer, dans un futur hypothétique. En cliquant on est victime du Phishing ou hameçonnage (Votre carte Vitale doit-être renouvelée, cliquez sur ce lien, vous avez reçu une amende, payez là sur ce lien, nous avons vus que vous regardiez des sites pédopornographiques, versez nous 1000 euros en cliquant sur ce lien sinon, nous l’envoyons d’un seul clic à vos chefs). Ainsi sont inventés des liens Avant de Cliquer « pour que l’humain soit au cœur de la cybersécurité ». Quelle époque passionnante ! En arrivera-t-on à ce que l’immortel créateur du légendaire Dilbert, Scott Adams, avait prophétisé: « Dans quelques années, les avions seront pilotés par un commandant et un chien. Le travail du chien sera de surveiller les boutons pour que le pilote ne touche à rien » ?

Pour revenir à toucher, l’étymologie en toc s’est finalement substituée au latin classique tangere que l’on connaît par la phrase noli me tangere (ne me touche pas): le Christ à peine ressuscité aurait-t-il ainsi entendu prévenir une contamination quelconque l’empêchant de rejoindre son père (et le Covid nous a bien éloignés les uns des autres pour la même raison) ou échapper à la tentation de Marie Madeleine (craignant peut-être le harcèlement) ? Il est décidément plutôt interdit, ou difficile, de toucher, alors que tout est à portée de clic.

On clique donc pour se faire des amis, pour ne pas être seuls. Sur les réseaux sociaux, il faut savoir cliquer et être cliqué pour ne pas être mis sur la touche. Il ne s’agit pas de toucher le fond d’autant qu’il n’est pas toujours certain que celui-ci existe et qu’on pourra donner le fameux coup de talon (ou de clic) qui nous ferait remonter du sentiment angoissant de ne plus exister. Certains émoticônes imitent d’ailleurs le toucher, les mains serrées, les baisers plus ou moins enflammés, les embrassades. Il est vrai que si l’on ne touchait à l’origine qu’avec les mains, il a été rapidement admis que l’on pouvait toucher avec toute les parties du corps. C’est pourquoi toucher a très vite eu une connotation érotique pour signifier caresser, avoir des rapports sexuels. Mais il n’y a pas de rapport sexuel comme disait Lacan, sans doute parce qu’il avait deviné que tout cela se ferait désormais sur Internet, ce qui rapproche le verbe transitif du verbe pronominal, se toucher, qui signifie se masturber (Vous vous touchez ? demandait-on autrefois au confessionnal, une phrase sans doute impossible aujourd’hui).

La psychologie nous apprend que le toucher est indispensable dès la naissance, pour la survie de l’enfant mais aussi que les premières interdictions émises par l’entourage familial à l’égard de l’enfant, concernent justement le toucher. Ça a pas mal changé, remarquez. Je me souviens encore des tapes sur les doigts explorateurs que me donnait ma mère (Pas touche !) et de la façon dont j’ai laissé mon fils toucher à pleines mains la purée ou le gâteau au chocolat (brève période, mais impressionnante). Les jeunes enfants croisés dans le métro, bien installés dans d’immenses poussettes, ont aujourd’hui tendance à cliquer. De plus, le toucher, même des enfants qu’on aime tellement cajoler, doit être aujourd’hui, autant que possible, consenti : pour un toucher respectueux et consenti, il est essentiel d’éviter tout toucher inapproprié. On a donc désormais le « toucher positif », le « toucher technique et éthique », « respectueux et intense ». Bref. Cela me rappelle (car j’ai mauvais esprit), ma première année dans l’administration (quel rapport me direz-vous ?): j’étais stagiaire et je rendais mon premier projet de lettre administrative à un supérieur. Il sursauta et dit « Vous m’avez griffé ! ». Je n’avais pas du tout la sensation d’avoir même effleuré sa main mais il m’a semblé tout à coup être accusée, vu son expression mi choquée mi troublée, d’une pratique sado-maso (ce qui n’est pas recommandé l’année de stage).

S’il y a un toucher interdit, inapproprié c’est bien celui qui se déroulerait dans le cadre d’une analyse (à part se serrer la main mais plus depuis le Covid) et j’ai pratiqué cet interdit de nombreuses années. C’est d’autant plus important que, comme le souligne Freud, le toucher est le seul des cinq sens externes à être réflexif : qui touche est touché. Et on est bien touché, au sens figuré bien sur (Percé jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle comme l’écrivit Racine, une des phrases que mon père et mon oncle aimaient déclamer à table). Que faire dans cette situation ? En rester au mental, bien sûr, comme les poètes courtois (j’y reviens, je sais). J’ai récemment publié cette magnifique phrase de Rainer Maria Rilke « Comment tenir mon âme, de sorte qu’elle ne touche pas la tienne? » Et pourquoi s’en empêcher ? me répondit quelqu’un sur Facebook. En effet. sans doute parce que ce toucher est finalement plus profond que le physique ? Cela me rappelle Flaubert écrivant, dans une lettre à Louise Colet (qui lui reprochait de ne pas le voir assez d’ailleurs, comme le relate si bien Joseph Vebret): « Nous pensons à l’unisson. Remarques-tu cela ? Si nos corps sont loin, nos âmes se touchent. La mienne est souvent avec la tienne, va. Il n’y a que dans les vieilles affections que cette pénétration arrive.  On entre ainsi l’un dans l’autre, à force de se presser l’un contre l’autre ».

On rejoint ici l’interprétation sérieuse du noli me tangere qui indiquerait qu’une fois la résurrection accomplie, le lien entre l’humanité et Jésus n’est plus physique, mais passe désormais par le lien de cœur et la communion: les mains ne peuvent atteindre la personne et c’est du dedans, du dedans seulement, que l’on peut s’approcher de Lui. Le toucher de la main est impossible alors que dans de nombreuses cultures, toucher la main forme le toucher minimum, celui qui n’engage aucune intimité mais qui signale une disposition pacifique, voire bienveillante (« touchez là ! » disait-on en français classique pour conclure un accord ou pour terminer un différend). Comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « l’amour et la vérité touchent en repoussant : ils font reculer celle ou celui qu’ils atteignent, car leur atteinte révèle, dans la touche même, qu’ils sont hors de portée. C’est d’être inatteignables qu’ils nous touchent et qu’ils nous poignent. Ce qu’ils approchent de nous, c’est leur éloignement: ils nous le font sentir, et ce sentiment est leur sens même. C’est le sens de la touche qui commande. de ne pas toucher… Tu ne tiens rien, tu ne peux rien tenir ni retenir, et voilà ce qu’il te faut aimer et savoir. Voilà ce qu’il en est d’un savoir d’amour. Aime ce qui t’échappe, aime celui qui s’en va. Aime qu’il s’en aille. »

On devient ainsi poète, écrivain, peintre, musicien. Pour toucher, chez les autres, la corde sensible. Celle de l’instrument que nous sommes tous un peu, non ? La fin du texte de Rilke le dit bien

Mais tout ce qui nous effleure, toi et moi,
nous unit comme un archet qui tire
de deux cordes une seule voix.
Sur quel instrument sommes-nous tendus ?
Et quel musicien nous tient-il dans sa main ?
Ô douce chanson.

Cet article touche à sa fin et il est temps de cliquer sur Publier (et rappeler que le poète béarnais Francis Jammes -soyons un peu chauvin- sut utiliser le verbe cliquer avant les ordinateurs dans le vers « Et les cigales cliqueront sur les roses »).

6 réflexions sur “Toucher

  1. Quelle verve ! Un grand plaisir à lire ce texte tout en imaginant le cliquetis des clics et des touches. Ce qui me rappelle qu’en espagnol, tocar c’est toucher, mais c’est aussi jouer d’un instrument.

    Et honte à moi… J’ai toujours pensé que Francis Jammes, avec un tel patronyme, était Belge ou au moins du nord. J’avoue n’avoir probablement rien lu de lui depuis l’école primaire. Je clique sur Wikipedia et je lis « né à Tournay“, ah mais oui, il est Belge… mais quoi ? Tournay, Hautes Pyrénées ! Et toc, touché coulé. Clic.

    Aimé par 1 personne

    • Merci beaucoup pour votre commentaire ! J’avais en effet pensé mentionner le tocar espagnol, à propos de l’instrument. Votre écoute du texte avec le cliquetis des clics et des touches est musicale et c’est ce que j’essaie de trouver souvent, un rythme. Et je suis contente de voir ce bon vieux Francis Jammes redevenir béarnais ( je n’ai guère de mérite à le savoir étant bien sûr béarnaise aussi).

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