Amour

L’amour donné peut-il être nommé, peut-il être au poème l’or des frondaisons, l’éblouissement de l’instant ?

L’amour donné est-il un visage qui demeure, au bord de notre mémoire fatiguée, là où nos mains cherchent l’absence de douleur ?

L’amour donné est-il demeuré entre nous, vent tournoyant, souffle que les perturbations dispersent ou rassemblent ?

L’amour donné peut-il faire retour en nous ou est-il pour jamais perdu – chant inaudible de l’oubli ?

L’amour donné peut-il s’étendre sur mon corps pour y accomplir la dernière nuit ?

5 réflexions sur “Amour

  1. « Nous mourrions ainsi, sans séparation Ne formant qu’un à jamais, sans fin, sans réveil, sans angoisse, anonymes, confondus dans l’amour, l’un à l’autre totalement, pour vivre uniquement pour l’amour. »
    Wagner, Tristan et Isolde, tr. d’Arièges, Aubier-Montaigne, p.157.
    Le poème « Amour » est un texte introspectif qui emmène le lecteur dans une réflexion sur la nature de l’amour. La narratrice commence par se demander s’il est possible de le définir, « peut-il être nommé ? » ou « être au poème l’or des frondaisons ? ».   D’emblée, ce sentiment est « donné », et non pas détaché de la réalité comme quelque chose d’absolu ou idéalisé, il est vécu dans une relation à autrui, au temps, à soi-même. La narratrice se demande comment ce sentiment survit au-delà de la disparition de l’être aimé, de sa propre mort ou même du sentiment lui-même lorsqu’il s’éteint. Laisse-t-il une trace dans le monde, en nous, chez l’être aimé disparu ?
    Toutes ces questions sont portées et mises en valeur par une forme d’écriture qui ne cherche pas à apporter une réelle réponse, mais à approcher peut-être jusqu’à toucher un sentiment qui finalement accompagne toute notre vie. Étrange sentiment à la fois constitutif de toute vie, et pourtant difficilement saisissable. En effet, l’amour donné est une question qui semble tourmenter la narratrice ; elle la saisit à pleine main, la manipule, la tourne dans tous les sens pour essayer vainement d’atteindre son essence.
    Le texte est court et développé autour de cinq questions rhétoriques qui se déroulent en spirale. Il s’appuie sur l’anaphore « l’amour donné », renforcé par une mise en relief qui souligne le caractère existentiel de ces questions pour la narratrice. À travers ces interrogations, il est possible qu’elle cherche à transcender le caractère tragique de la vie et des liens très forts qu’elle a développés avec des personnes, disparues aujourd’hui, qui ont croisé son chemin. La forme du texte, telle la flèche du temps, s’empare du lecteur et le conduit dans un rythme qui s’accélère et sans possibilité de retour en arrière, jusqu’à son but ultime incarné par la dernière question : l’amour donné peut-il réchauffer la solitude de la dernière nuit ? On pourrait rajouter que le système des questions associé à l’anaphore et à la topicalisation entretiennent un effet de circularité pour souligner le caractère obsessionnel de ce questionnement.
    La narratrice part du constat d’une impossible définition de l’amour. De quelle nature est « l’amour » ? « Peut-il être nommé, peut-il être au poème l’or des frondaisons, l’éblouissement de l’instant ? »  La seule chose certaine est que l’amour est « donné ». Pour la narratrice, l’amour ne peut être envisagé qu’à travers une relation à l’autre et non pas comme un sentiment isolé, épuré, absolu. Il est étranger à celui dont parle le philosophe, construction intellectuelle, sorte d’idéal séparé de toute expérience vécue, concept abstrait parfait. « L’amour donné » relève d’un élan, d’un mouvement dont l’impulsion initiale est difficile à cerner, faisant de sa naissance « un éblouissement de l’instant ». Un mystère que le poète peut approcher en le transformant en « or des frondaisons ». L’écriture poétique, lyrique, plastique, synesthésique par nature qui joue sur la forme comme sur les sonorités ou les images, art total peut seul exprimer ce sentiment singulier, fragile. « L’or des frondaisons » représente alors cette substance rare indicible qui perle entre les mots, les sons, les images du texte poétique. « L’or des frondaisons » peut manifester également la tension entre un amour transcendé par la langue poétique et l’amour donné vécu plus imparfait et parfois douloureusement éprouvé.  
    Les questions suivantes ne peuvent être abordées séparément. Où va « l’amour donné » quand il s’éteint ? Que reste-t-il de cet élan après le passage du temps ? « Est-il un visage qui demeure, au bord de la mémoire fatiguée ? » Demeure-t-il entre les deux amants, dans l’éther, « vent tournoyant, souffle que les perturbations dispersent ou ressemblent » ? Et s’il est porté par le vent « peut-il faire retour en nous ou est-il pour jamais perdu ? »
    La narratrice suggère la difficulté à maintenir vivace l’image de l’être aimé dans sa mémoire. Cet amour donné nous a transformés, modifié de l’intérieur. Rien ne sera comme avant, nous ne pouvons faire retour dans le temps, avant cet « éblouissement », annuler ou gommer cette rencontre, et réintégrer celle/celui que nous étions avant lui ou elle. Pourtant avec le temps, les souvenirs, les images s’affadissent, se dissolvent. Les images, les émotions, les sensations « au bord de la mémoire fatiguée » deviennent floues, plus ténues. Le temps apparait comme destructeur ou comme un puissant tamis qui stratifie les souvenirs. Ou bien est-ce la mémoire ? On ressent avec la narratrice la douleur de « l’absence de douleur », ce petit pincement mélancolique, cette nostalgie d’un temps plein de l’être disparu. Est-ce alors l’amant ou l’amour donné, cet élan mystérieux qui nous poussait vers l’amant que l’on regrette ?
    Dans « l’amour donné est-il demeuré entre nous, vent tournoyant, souffle que les perturbations dispersent ou rassemblent ? », la narratrice poursuit sa réflexion en s’attardant sur le lien en lui-même. Que devient cet amour donné si l’amant disparaît ? Où qu’il soit, l’amant continue-t-il de le recevoir et de s’en nourrir ou bien disparaît-il avec l’amant ? Le lien de « l’amour donné » peut-il transcender le temps et la séparation ? Se brise-t-il avec la fin de l’éblouissement ? Finit-il par rompre à force d’être étiré dans le temps ? Ou résiste-t-il par-delà le temps et les aléas de la vie des amants séparés ? Est-ce que les anciens amants gardent une trace de ce lien qui fait d’eux des êtres reliés à jamais ? La narratrice utilise l’image du vent et du souffle pour illustrer comment, ce lien léger peut à la faveur des événements, d’une saveur culinaire, d’une odeur, d’un paysage, d’une musique surgir à nouveau dans notre vie ou disparaître dans d’autres circonstances. Cette métaphore symbolise à la fois la présence et l’absence, le lien et la distance, mais surtout l’imprévisibilité de la résurgence du lien.
    Dans la quatrième question, la narratrice s’interroge sur la possibilité de raviver un amour donné : « L’amour donné peut-il faire retour en nous, ou est-il à jamais perdu une fois éteint ? » Et de quelle manière ? Peut-il être transformé et transcendé à travers l’art ? Ce poème n’est-il pas une façon de métamorphoser un sentiment fragile, vulnérable au temps et aux aléas de la vie, en quelque chose d’universel qui dépasse les limites temporelles humaines et supplée à la mémoire volatile ? Le poème « Amour » interpelle le lecteur et fait de lui un relais, un écho à l’amour donné, cet amour à la fois unique, celui de la narratrice, et universel puisqu’il résonne en chacun de nous. Et donne la possibilité de redonner de la voix au chant inaudible de l’oubli » enfoui au plus profond de nous.
    Le poème se conclut par une question qui ne trouvera aucune réponse dans ce monde tragique qui est le nôtre. « L’amour donné peut-il s’étendre sur mon corps pour y accomplir la dernière nuit ? » Cette question finale posée par la narratrice offre une forme de consolation grâce à la performativité de la langue poétique. Une façon de réchauffer notre solitude dans la mort en emportant la beauté éternelle de l’amour donné, car comme l’exprime Christian Bobin : « L’amour donné un jour, c’est pour toujours qu’il est donné. »

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