Temps

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Le sonnet du poète et écrivain argentin Jorge Luis Borges La lluvia (1960, La pluie en français, Rain en anglais, les trois versions sont reproduites ici successivement) est un des textes qui exprime le mieux, me semble-t-il, les paradoxes du temps et la force du souvenir.

Le premier vers se situe dans le présent, l’arrivée du soir, mais tout de suite Borges nous conduit à une réflexion philosophique sur le temps : « La pluie tombe et tombait, la pluie est une chose qui survient dans le passé ». Cette pluie ramène aux toutes premières émotions puis à un lieu (un patio), pour aboutir dans le dernier vers au retour dans le présent de la voix du père du poète, ce père qui « revient et n’est pas mort », ce par quoi le poète nous dit qu’il est mort pourtant.

C’est à la fois tout l’amour de Borges pour son père – auquel il disait devoir la découverte du pouvoir de la poésie et des mots non seulement comme instrument de communication mais comme clé illuminant le mystère- et toute la réflexion de Borges sur le temps qui sont exprimés ici. Borges a en effet écrit tout au long de sa vie sur le temps et la mort que ce soit dans ses poèmes ou d’autres écrits comme Histoire de l’éternité en 1930, Le temps circulaire en 1943 et Nouvelle réfutation du temps en 1952. Dans une conférence sur ce thème, Borges estime que le temps est un problème essentiel et que s’il était résolu tout serait résolu. Mais, ajoute-t-il avec humour, il n’est pas prêt de l’être aussi nous continuerons à être angoissés. Soulignant que nous sentons que nous évoluons dans le temps, que nous passons du passé au futur mais qu’à aucun moment nous ne pouvons dire au temps de s’arrêter, Borges relève qu’un pur présent comporte toujours une parcelle de passé et une parcelle de futur. Nous sommes donc, d’après lui, toujours Héraclite contemplant son reflet dans le fleuve, pensant que ce fleuve n’est plus le même car les eaux ont changé et pensant qu’il n’est plus le même Héraclite car il a été d’autres personnes entre la dernière fois qu’il a vu ce fleuve et la fois présente. Autrement dit, nous sommes un être qui change et qui reste permanent tout à la fois et nous pouvons nous demander ce que nous serions sans la mémoire. Nous ne cessons de naître et de mourir conclut Borges. C’est pourquoi le problème du temps nous touche plus que les autres problèmes métaphysiques. Car les autres problèmes sont abstraits. Le problème du temps est notre problème.

Reprenant la métaphore du fleuve, Borges écrit dans Nouvelle réfutation du temps : « Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve. C’est un tigre qui me dévore, mais je suis le tigre. C’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. » (En anglais Time is the substance from which I am made. Time is a river which carries me along, but I am the river; it is a tiger that devours me, but I am the tiger; it is a fire that consumes me, but I am the fire). Cette phrase est formulée par Alpha 60, le robot qui contrôle Alphaville dans le film du même nom de Jean-Luc Godard. La citation espagnole complète est

Negar la sucesión temporal, negar el yo, negar el universo astronómico, son desesperaciones aparentes y consuelos secretos. Nuestro destino (a diferencia del infierno de Swedenborg y del infierno de la mitología tibetana) no es espantoso por irreal; es espantoso porque es irreversible y de hierro. El tiempo es la sustancia de que estoy hecho. El tiempo es un río que me arrebata, pero yo soy el río; es un tigre que me destroza, pero yo soy el tigre; es un fuego que me consume, pero yo soy el fuego. El mundo, desgraciadamente, es real; yo, desgraciadamente, soy Borges.

La pluie, de Jorge Luis Borges

Soudain l’après-midi s’est éclairé
Car voici que tombe la pluie minutieuse
Tombe ou tomba. La pluie est chose
Qui certainement a lieu dans le passé.

À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur

Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une

Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.

Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964, p. 67-68 et 88

La lluvia

Bruscamente la tarde se ha aclarado
Porque ya cae la lluvia minuciosa.
Cae o cayó. La lluvia es una cosa
Que sin duda sucede en el pasado.

Quien la oye caer ha recobrado
El tiempo en que la suerte venturosa
Le reveló una flor llamada rosa
Y el curioso color del colorado.

Esta lluvia que ciega los cristales
Alegrará en perdidos arrabales
Las negras uvas de una parra en cierto

Patio que ya no existe. La mojada
Tarde me trae la voz, la voz deseada,
De mi padre que vuelve y que no ha muerto.

Rain

The afternoon has brightened up at last
For rain is falling, sudden and minute.
Falling or fallen. There is no dispute:
Rain is a thing that happens in the past.

Who hears it fall retrieves a time that fled
When an uncanny windfall could disclose
To him a flower by the name of rose
And the perplexing redness of its red.

Falling until it blinds each windowpane
Out in a lost suburbia this rain
Shall liven black grapes on a vine inside

A certain patio that is no more.
A longed-awaited voice through the downpour
Is from my father. He has never died.

Poem translated into English by A.Z. Foreman 

Entendre Borges lire La lluvia sur palabra virtual

Questions de traduction

Borges disait « Comme beaucoup, je tiens qu’un poème est intraduisible, mais qu’il peut être recréé dans une autre langue (je sais bien qu’en bonne logique, il suffirait d’un seul vers bien traduit pour réfuter cette assertion). Tout dépend, bien sûr, de ce qu’on entend par « bien traduit ». Pour moi, je suis nominaliste; je me méfie des affirmations abstraites, et je préfère m’en tenir aux cas particuliers. »

Pour illustrer cette question si importante de la traduction, voici le même poème « mis en vers français par Nestor Ibarra, poète argentin, ami de Borges. Je la place ici car elle me plait moins que celle de Caillois, mais peut-être serez vous d’un autre avis.

La pluie

Brusquement s’éclaircit le ciel embarrassé :
Il pleut enfin. Le flot minutieux arrose
Ma rue. Ou l’arrosa. La pluie est une chose
En quelque sorte qui survient dans le passé.

Je l’écoute ; à sa voix, dans le soir remplacé,
Tout un temps bienheureux s’entrouve et se propose :
Le temps qui m’enseigna le parfum de la rose
Et l’étrange couleur du rouge courroucé.

La rafale qui bat aux vitres aveuglées
Réjouira les noirs raisins et les allées
Poudreuses d’un jardin qui n’est plus, vers le bord

Indécis d’un faubourg. A travers la durée,
L’heure humide m’apporte une voix désirée :
Mon père est là, qui revient et qui n’est pas mort.

Pour aller plus loin

Jorge Luis Borges, de son nom complet Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, est un écrivain argentin de prose et de poésie, né le 24 août 1899 à Buenos Aires, et mort à Genève le 14 juin 1986. Eléments biographiques ici (Larousse encyclopédie) et sur La République des lettres

Texte intégral de la conférence El Tiempo, 12e conférence du cycle Conférences, 1977-1978 sur le temps (en français)

Le temps et ses paradoxes pour la physique

Etienne Klein, le temps

Et si vous avez 83 minutes de temps…la conférence d’Etienne Klein, « le temps et sa flèche »

 

3 réflexions sur “Temps

  1. Un peu de temps à prendre le vôtre en lisant ces quelques lignes de commentaire.

    Notre temps est un « chaînon instant » du temps de l’Univers dont on peut conjecturer l’existence .
    Un Chaînon instant a besoin du Temps pour son existence alors que l’inverse n’est pas vrai .

    Nous aimerions dilater Notre temps mais comme l’indique la relativité en physique , nous devrions voyager avec une vitesse proche de celle de la lumière ( par rapport à quoi ?); mais alors serions nous matière , lumière ?

    Notre âme supposée ( 21 g ) illustrerait-elle cette dualité matière-lumière ?

    Le temps peut apparaitre comme un long ruban illimité qui se déroule inexorablement ou bien un fleuve tumultueux de source inconnue , de destination inconnue , alimenté par des rivières , des ruisseaux , des rus que constitue chacun de Notre temps.

    Passé, présent , futur , c’est la trinité de la conjugaison qui nous relie au Temps et qui nous donne la sensation d’avoir été , d’être et de devenir ; nous aimerions figer le Temps , suspendre son cours mais alors plus de mémoire , plus de comparaison , l’éternité tant rêvée certes mais alors avec un risque d’ennui ; être c’est savourer l’écoulement du temps donc naître pour mourir et entre les deux « prendre son temps » .

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  2. La réflexion de Borges rejoint les observations de la physique contemporaine, cf.
    https://rumeurdespace.com/2010/10/13/quest-ce-que-le-temps-quest-ce-que-lespace/
    et https://rumeurdespace.com/2010/10/14/la-mousse-du-temps-et-le-sort-des-plus-faibles/
    L’espace n’est pas le cadre immuable sur le fond duquel ont lieu les phénomènes, par exemple le champ gravitationnel: il est le champ, et le temps disparaît avec la notion d’espace…

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  3. Merci Aline pour ce poème magnifique que je ne connaissais pas. Le temps n’existe pas en tant que tel pour les physiciens mais Borges le ressent bien et nous fait ressentir ces moments où le passé s’invite dans le présent.
    Son rapport au temps peut aussi être regardé comme douloureux dans sa nouvelle « Funes ou la mémoire » dans laquelle il relate l’histoire d’un homme doté d’une mémoire absolue, incapable de rien oublier, et pour qui le temps qui passe est la mesure du fardeau qu’il porte.

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