Harcèlement

24097065723_52cd37904e_b

Cette année le harcèlement est comme Marcel, il me harcèle[1]. Alors j’ai décidé de lui consacrer un article.

Pour une fois, je vais beaucoup parler de moi. Bien sûr ce n’est pas très scientifique mais je ne serai pas la seule puisqu’on lit ou entend tout le temps en ce moment  « dans mon entourage », « autour de moi », « moi-même » pour justifier l’ampleur du phénomène du harcèlement sexuel des femmes par les hommes (pas tous les hommes paraît-il mais toutes les femmes-il y en a qui font du dégât en étant pas nombreux-).

Et il est vrai que ces sujets amènent à se regarder autour de soi, sonder qui l’on est et ce qu’on a vécu avec ce mot, avec ce mot et la réalité qu’il désigne avec plus ou moins de précision et de justesse.

Je n’aurais jamais utilisé le mot harcèlement il y a quelques années. J’aurais parlé de souffrance, de méchanceté, de malveillance. D’après la spécialiste Ariane Bilheran citée par Wikipédia, le « harcèlement » « vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur ». Elle extrait les critères de durée, de répétition, de terreur : l’objectif du harcèlement d’après elle étant de « soumettre » ou de « démettre », ses modes d’action et ses effets relevant de la torture mentale. Cette définition est celle qui domine aujourd’hui. La répétition est le coeur du harcèlement.

L’étymologie nous l’indique aussi: harceler provient de « herseler » en ancien français, terme diminutif de « herser » qui vient de la  herse, cet outil muni de piques courtes et proches les unes des autres pour travailler la terre en surface en vue d’un semis. Herseler signifiait « tourmenter, malmener » avant de devenir harceler, c’est à dire « soumettre sans répit à de petites attaques ». Le mot « harcèlement », quant à lui, visait d’abord à définir le comportement de « petits » animaux visant à faire fuir un « gros » prédateur par des attaques répétitives.

Harcèlement non sexuel

Si on enlève l’adjectif sexuel et qu’on s’en tient au harcèlement moral, il y a dans mon expérience largement plus de harceleuses que de harceleurs. C’était d’ailleurs un argument classique des hommes dans les affaires de violences conjugales d’évoquer les violences morales qui avaient précédé leur violence physique (ceci avant que la myriade d’acteurs du féminisme présents sur les réseaux sociaux et auprès des pouvoirs publics n’accréditent l’idée que seuls les hommes, et parmi eux la grande figure du « pervers narcissique », pratiquent le harcèlement moral).

Parlons de mon entourage et de moi, donc. Le premier souvenir qui me revient est le plus récent. Et l’un des plus douloureux, même s’il est indirect. Il s’agit d’une femme en position de pouvoir qui a harcelé une de mes plus chères amies, décédée depuis. La femme qui lui a mené une épuisante guerre administrative s’en prend peut-être à quelqu’un d’autre aujourd’hui. Elle n’en était pas à son coup d’essai. Pour moi, elle est l’exemple même de cet atroce penchant qu’ont certaines personnes à répéter des blessures, des remarques perfides, des humiliations sur les autres. Mon deuxième souvenir est assez récent aussi et concerne une autre de mes amies très chères, longuement harcelée par une supérieure hiérarchique. Mon amie en a suffisamment souffert à mes yeux.  Ces deux souvenirs correspondent me semble-t-il parfaitement à la définition du mot.

Si je remonte au tout début de ma vie, à l’enfance, et à celle de mes proches, ne manquent pas les ancêtres féminines bien perverses, qui ont gâché la vie de leurs enfants, ruiné leurs couples et blessé leurs descendants. Bien entendu, cela ne concerne pas toutes les femmes de cette famille, je ne veux pas blesser inutilement ma parentèle, qui compte bien des femmes adorables ! Mais, si harcèlements il y eut, oui, ce sont des femmes qui les ont exercés, avec une remarquable constance. Les dégâts sont sévères, hélas. Et les hommes alors ? Le plus souvent lâches et égoïstes. Avec beaucoup de ressources pour tenter d’échapper au harcèlement (travail absorbant, télévision, voyages, sport, passivité).

Alors, oui, j’ai connu quelque chose qui ressemble à la définition du harcèlement. De la part de femmes. Et il m’a laissé de bien belles blessures. J’ai pu me soutenir en lisant de la littérature, en allant au théâtre, à l’opéra, partout où l’on raconte les êtres comme ils sont, comme ils peuvent être, avec leur désir de dominer, d’éliminer, de devancer. Avec leurs résistances et leurs échecs. La littérature, l’art, ne se soucie pas et ne doit pas se soucier de taire ce qui fait mal.

Harcèlement sexuel (puis sexiste)

Mais le harcèlement sexuel alors ? La grande cause de la période, accompagnée de hashtags, de tribunes et contre tribunes ?

Je suis assez âgée pour avoir connu cette période durant laquelle les femmes étaient soumises à l’autorité de leur mari et de facto et de jure interdites ou empêchées dans leur liberté. Je ne la regrette aucunement sur ce plan. Je cherchais d’ailleurs à être un peu homme, raison pour laquelle je joue au billard et pas au piano et fume des cigarillos et non de longues cigarettes Vogue. Nous avons toutes un peu d’homme en nous et vice versa n’est-ce pas ? Et je suis reconnaissante envers toutes les femmes qui ont amené cette société à évoluer au point que j’ai traversé finalement l’une des plus profondes révolutions sociales. Mais je ne me souviens d’aucune forme de harcèlement sexuel. Jusqu’à ce que j’arrive en Iran, à l’âge de 11 ans.

A Téhéran, brusquement, j’ai senti que j’étais une sorte de provocation pour les hommes croisés dans la rue. Il n’y avait pas une heure sans que je me fasse frôler à dessein, tripoter, sans que l’on m’adresse, de très près, des mots dont j’ignorais le sens précis mais qui se situaient entre l’injure et le mot salace. Et surtout, très vite, je ne pouvais plus voir autre chose dans les rues que moi-même, je ne pouvais plus ressentir l’air, le soleil ou observer la silhouette des passants. Je me voyais moi, tellement regardée que j’aurais prié pour avoir une cape d’invisibilité. J’ai senti assez vite que tout cela interdisait de fait l’espace public aux femmes et qu’il faudrait se battre. J’ai expérimenté différentes solutions, toujours avec la certitude qu’il fallait gagner cette guerre. Je dis guerre parce que ce que les hommes me faisaient là-bas (qui ne m’était en rien réservé à moi mais était sans doute plus violent avec les occidentales qui trimballions malgré nous une image de femme libérée c’est à dire de « femme facile ») n’était pas purement l’expression du désir, même s’il y en avait du fait de la frustration et des fantasmes, mais l’expression du désir allié avec le mépris. C’est le mépris qui n’est pas supportable. Le regard était la toute première marque de mépris. Il y a une façon de regarder les femmes qui impose un pouvoir, et s’il est à ce stade plus virtuel que physique, il n’en est pas moins insupportable, autant que les remarques, les insultes, les attouchements. J’appris bien plus tard comment s’appelait cette attitude. Did Zadan. Se satisfaire dans la rue. Est-ce du harcèlement ? Oui et non. Il est rare qu’un même homme répète ses gestes, mais la fréquence de cette attitude vous soumet à un harcèlement global. Ma réaction de l’époque (sans connaître le mot) dit  bien qu’il s’agit de se soumettre ou de combattre.

Une fois rentrée à Paris, à 17 ans, j’ai découvert avec délice l’anonymat. Le poids du regard sur la « mauvaise femme » avait disparu d’un coup. Quelle liberté ! Depuis, je suis une habituée des transports en commun, métro, RER au moins deux fois par jour. Et des rues bien entendu. Le harcèlement sexuel a disparu à mes yeux. J’ai connu quelques-uns des événements cités comme harcèlement en ce moment mais je ne les ai pas du tout vécus et je ne les qualifierais pas comme tels. J’ai croisé un exhibitionniste au détour d’un couloir qui a reculé de peur quand je me suis avancée vers lui. J’ai été « frottée » par au moins deux personnes autour de mes 20 ans. Ça m’a déplu. J’ai été la cible de remarques injurieuses une fois. J’ai détesté. J’ai été physiquement agressée (un sac dans la figure) par un handicapé qui sévissait boulevard Montparnasse et a eu de la chance que son handicap m’ait stoppée avant que je le gifle. Ces quelques événements ne sont pas des harcèlements puisqu’il n’y eut qu’un seul acte et je ne me suis pas sentie harcelée comme à Téhéran car cela a été rare et ne traduit pas une atmosphère générale ni ne constituait une pression pour m’enlever la liberté. Je n’ai jamais été violée et j’en suis très heureuse car je suis persuadée qu’il s’agit d’une expérience horriblement traumatisante. Un imbécile nous a fait croire qu’il pourrait le faire, à une amie et moi-même, en Corse, et il nous a fait vraiment peur sur le moment. Je pense que celui-là, j’aurais aimé lui faire peur autant qu’il a voulu nous faire peur et j’aurais pu porter plainte contre lui. Il était saoul, bien sûr.

J’ai été plus souvent « importunée »-pour reprendre un mot d’actualité-. C’est-à-dire dérangée, ennuyée par un comportement déplacé. Draguée plus ou moins joliment. Le plus récent exemple en ce qui me concerne est qu’il y a quelques mois, en plein épisode Weinstein et #BalanceTonPorc. Je me suis fait aborder dans le métro par un monsieur qui m’a dit: « Vous êtes charmante ». Je l’ai remercié, pensant à part moi d’ailleurs que ça pourrait être la dernière fois avec, je l’avoue, un peu de regrets anticipés. Il a ensuite tenté avec politesse, et néanmoins insistance, d’avoir mon numéro de téléphone. J’ai fini par prendre le sien que j’ai oublié. Cette histoire illustre un problème de l’usage du mot harcèlement aujourd’hui. Harceler implique répétition (j’ai entendu Caroline de Haas la grande spécialiste médiatique le répéter à la télévision) donc le gros lourd qui fait une seule proposition ne harcèle pas (même si elle n’est pas belle sa proposition) et le charmant monsieur qui insiste un peu pour que vous lui donniez votre numéro de téléphone pourrait, pour certaines, être un harceleur.

Je ne suis plus une jeune fille loin de là. Leur situation est-elle pire que ce que fut la mienne ? Peut-être, car j’ai vu revenir Téhéran. Le lendemain de mon échange avec le « harceleur au téléphone », je me trouvais dans le Val de Marne passant sous un pont le long d’une nationale et je croise deux jeunes hommes, qui me semblent pakistanais, dont le seul regard m’a ramenée à Téhéran. Directement. Ils ne m’ont ni parlé, ni touchée mais ils m’ont regardée avec ce mépris, cette manifestation de possession que je connais trop bien et je me suis retournée prête à une bagarre s’ils bougeaient une oreille (je me permets un peu d’humour). Dans certains quartiers, dans certaines rames de RER, j’ai vu des groupes d’hommes jeunes ou des hommes seuls se comporter exactement comme tant de Téhéranais, voire pire. Il s’agit souvent de jeunes venus de pays dans lesquels la relation hommes-femmes est moins équilibrée qu’ici et qui, sans doute, galèrent à se repérer dans des modes relationnels (et vestimentaires) qui ne leur sont pas familiers. Il y aurait sans doute quelque chose à faire pour les y aider. Mais je crois que ce ne serait rien sans l’influence de l’islamisme. Cette idéologie fait qu’il se passe indiscutablement quelque chose, une dégradation de la situation des femmes, une restriction de leur liberté de circuler, cette opération que j’ai vécue là-bas (mais paradoxalement plus à l’abri que les filles ici) qui vous rend intolérable la rue sauf si vous vous voilez, tout en prétendant vous laisser le choix. Si nous voulons que l’espace public reste ouvert aux femmes c’est contre cette pression idéologique qu’il faut agir. Voici un exemple de ce qui me semble devoir être la cible d’une campagne pour la liberté des femmes, leur liberté d’aller et venir et leur liberté sexuelle.

Alors évidemment l’hypothèse suivant laquelle on choisit une campagne généralisante pour, en réalité et sans le dire, lutter contre ces situations inacceptables peut être pertinente. Mais c’est un piège à mon avis car en ne donnant pas un objectif assumé sur un modèle de société et en élargissant le spectre du harcèlement pour noyer le poisson on n’échappe pas, au contraire, au reproches de cibler les populations « racisées et dominées», tant il est vrai que l’absence d’euphémisation de la drague est socialement discriminante. Et on rend le débat extrêmement confus en suscitant des réactions qui peuvent aggraver la situation devant ce qui est justement perçu comme des excès.

Cela va donc être très périlleux de sanctionner comme le prépare le gouvernement le harcèlement de rue comme infraction « d’outrage sexiste et sexuel » (pourquoi pas sexiste ou sexuel ? Toute agression sexuelle est donc sexiste ? Voici tout le débat que j’essaie d’aborder un peu plus bas). Ainsi que le souligne le rapport parlementaire la définition même de « l’outrage sexiste » est difficile. Le document en retient une : « un comportement qui constitue une atteinte à la liberté de circulation des femmes dans les espaces publics et porte atteinte à l’estime de soi et au droit à la sécurité ». Cela pourrait me rassurer mais inclut notamment les commentaires sur le physique, le fait de bloquer le passage d’une personne, ou encore de la suivre dans la rue. Bloquer le passage et suivre dans la rue sont des agressions de mon point de vue, quant à discriminer dans les commentaires sur le physique ce qui est du ressort du harcèlement et de la drague populaire, bon courage. Sans oublier que du coup l’éventuelle agression entre hommes est évacuée du sujet. Je me souviens pourtant d’un ami homosexuel presque vexé que j’évoque quelques anecdotes me disant « Tu ne vas pas me dire que les hétéros draguent autant que nous dans le métro quand même ! ». Tempus fugit.

Harcèlement et féminisme

Quel est l’objectif de tout ceci ? C’est la question centrale que l’on est en droit de poser. Est-ce de récupérer l’espace public interdit aux femmes ? Pourquoi en ce cas ne pas mener une politique plus claire et plus ciblée ? Est-ce de répondre à un autre contexte qui est la montée plus générale des incivilités, loin de ne toucher que les rapports hommes-femmes ? Il me semble qu’Emmanuel Macron avait fait une promesse de campagne consistant à verbaliser les incivilités. Il est vrai que, doublée à des mesures ciblées, elle pourrait réduire un sentiment d’impunité et nous inciter à une attitude collective de défense du bien vivre ensemble. Mais, si seuls les « harcèlements sexistes » sont visés, nous ne pourrons donc pas nous plaindre de ceux qui fument ou écoutent de la musique à fond la caisse ostensiblement, restent assis sur les strapontins en cas d’affluence ou imposent, dans le même contexte, des poussettes tanks avec un enfant capable de marcher (ou d’être porté une fois la poussette pliée), de ceux qui prétendent qu’on les a bousculés ou regardés pour cogner (un homme en général) ? C’est pourtant ces incivilités là que je vois au quotidien dans mes 3 heures de transports publics.

S’agit-il de lutter contre les violences conjugales et le viol ? Mais des lois et des procédures, toujours perfectibles, existent déjà en la matière. Que l’on cherche  à améliorer la prévention et la prise en charge des victimes est vraiment essentiel. Mais est-ce bien l’objectif ? Nicola Graham-Kevan, par exemple, relève que l’Union européenne développe une politique et des guides de bonnes pratiques vis-à-vis des auteurs de ces violences mais qu’il existe un réel danger qu’elle soit finalement dessinée par des activistes politiques plutôt que par la littérature académique et les constats de la pratique. Les féministes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, souligne-t-elle, contrôlent les programmes destinés aux auteurs de violence et interdisent les traitements qui ne sont pas conformes à leur conceptualisation de cette violence comme une violence unilatérale sexiste faite pour contrôler et dominer les femmes, directement sous l’influence des systèmes de représentation patriarcaux. D’après elle les recherches ne valident pas cette théorie et les évaluations démontrent que les programmes fondés sur cette philosophie ont peu ou pas d’effet sur la récidive.

C’est là que le bât blesse. La campagne en cours est plutôt l’illustration de la théorie du féminisme lobbyiste et efficace sur le continnuum des violences. J’ai déjà indiqué dans un article précédent mes réserves vis-à-vis de l’extension et de l’abus de cette notion, qui n’est plus beaucoup évoquée explicitement, mais est le soubassement de la campagne actuelle. Elle a pour but réel de graver dans le marbre une analyse idéologique qui postule que les violences contre les femmes (nouveau nom des violences conjugales, qui éliminent de l’analyse les violences des couples homosexuels) sont in fine le résultat d’un ensemble d’attitudes en apparence anodines comme la drague lourdingue, rebaptisée harcèlement.

Nombre de commentateurs et la ministre en premier lieu nient qu’il y ait une quelconque confusion entre drague et harcèlement et que cette campagne n’est absolument pas dirigée contre la drague. C’est tout à fait faux. J’ai essayé de le montrer plus haut et un article de Christophe Pénaguin dans Bruit Blanc a déjà relevé cette confusion des niveaux des actes mis en cause. J’en veux aussi pour exemple deux anecdotes. Tout d’abord les raisons de l’attaque de Sandra Muller (initiatrice de #BalanceTonPorc) contre Eric Brion, telles que les médias nous les ont diffusées : il lui aurait dit, dans une soirée « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ». Etant donné que cette phrase n’a pas été suivie de répétition, d’agression et qu’elle n’émane pas d’un chef ayant sur elle un pouvoir, je ne vois là que de la drague un peu lourde (ou prétentieuse encore que généreuse dans l’intention). Encore pire avec cette accusation publique portée sous couvert de l’anonymat dans le cadre du mouvement #MeeToo.

Cela m’a rappelé une anecdote que j’avais oubliée. Etudiante à Sciences Po, j’ai connu l’un de mes premiers accrochages avec des « féministes » lorsqu’un groupe de jeunes filles a demandé ma signature sur une pétition pour protester contre « la drague dans les couloirs de Sciences Po ». Quelle drague ? Où ça ? ai-je répondu. Elles m’ont traitée de fasciste car on ne disait pas encore masculiniste à l’époque. A dire vrai ma réaction était un simple étonnement. C’était l’époque où la majorité des garçons étaient en Loden et des filles en mocassins Céline. C’était l’époque où les filles cherchaient le beau parti dans les rallyes. C’était l’époque où on ne se faisait pas vraiment « draguer » dans les espaces de Sciences Po. Et en fait je ne connaissais pas encore les doxas féministes. C’était l’époque où l’on n’avait pas encore essayé d’utiliser le mot harcèlement. Mais on s’attaquait à la drague dont aujourd’hui on nous crie haut et fort que ce n’est pas ça du tout que l’on vise.

Au final, tout ceci, de #BalanceTonPorc aux projets gouvernementaux, ne me plait guère et ne correspond pas à ce que je vis, lis et observe. Et je constate que, si mon entourage numérique est totalement emporté par la vague, mon entourage amical féminin tous âges confondus, n’est pas emballé non plus et ne sent pas souvent concerné. Mais se tait (ce qui est fort prudent). C’est pourquoi j’ai trouvé que la tribune du Monde contenait des arguments et des constats qui ont le mérite d’exprimer d’autres regards et expériences, tout aussi respectables. Au fil des commentaires, je ne reconnaissais plus le contenu de la tribune mais cela devient une habitude. Le ton pondéré et les précautions oratoires ménageant les « autres paroles » ne servent à rien puisque le sens général des contre tribunes et autres interventions médiatiques est que cette tribune soutient les porcs, fait souffrir les victimes et affaiblit la « cause des femmes ». De plus, alors que, quand je lis les commentaires sous des posts féministes, je suis horrifiée de la façon dont certains hommes se croient autorisés à des attaques sur le physique ou la sexualité des femmes qui s’expriment, je n’ai pas été déçue par les femmes qui ont commenté les signataires de cette tribune du Monde. Leurs attaques sont exactement les mêmes. Elles prouvent ainsi que pour ce qui est du mépris social, de la haine et de l’agressivité, elles ne valent pas mieux que les hommes.

Je ne me sens pas « alliée des porcs » parce que je ne me reconnais pas dans les campagnes et le lobbying féministe. Suis-je une bourgeoise sur son piédestal ? J’ai certainement une vie plus privilégiée que beaucoup. Mais les actrices hollywoodiennes ne font-elles pas partie d’une des pires élites mondiales ? Et ne sont-elles pas présentées comme des victimes du harcèlement masculin sans prendre le métro ? Les critiques des signataires de la tribune prétendent qu’elles se soucient des jeunes filles qui souffrent dans les rues et les transports publics, contrairement à Catherine Deneuve (souvent seule citée et ciblée). Mais pourquoi alors deviennent elles subitement aveugles et muettes quand il s’agit de reconquérir la rue dans les quartiers où la pression islamiste- en bonne partie dirigée contre les avancées de l’égalité homme femme- empêche les filles de sortir ou de mettre des jupes ou de résister au voile ?

Sur cette tribune, je reprends un petit point que j’ai promis dans un échange : en quoi la liberté d’importuner peut-elle être vue comme nécessaire à la liberté sexuelle ? Tout d’abord, parce que la notion de harcèlement est trop vague et je crois l’avoir déjà dit. Il englobe finalement des choses qui ne sont pas du harcèlement et que traduisent mieux le mot « importuner », même s’il n’est pas parfait non plus. D’autre part, parce que le psychisme et la culture font que les hommes se voient encore en général investis de la responsabilité du premier geste, de la proposition. De plus comme le fait remarquer Valérie Toranian dans La revue des deux mondes un sondage effectué fin décembre par l’IFOP pour ELLE nous apprend que cette situation n’est pas périmée. « À la question « Qui doit faire le premier pas ? », 46 % des femmes de moins de 35 ans (beaucoup plus que leurs aînées ) considèrent que c’est aux hommes de le faire. Il faut dire aussi que métaphoriquement le geste de l’initiative renvoie à leur sexualité. Et ce mouvement est délicat. Les beaufs et les Téhéranais dont je parle s’en moquent totalement. Mais les hommes plus hésitants (et plus gentils) ont besoin d’une marge de liberté pour enclencher ce mouvement de l’amour. C’est très exactement ce que dit si bien Aldor dans son blog, à propos du débat sur le consentement exprès qui court en parallèle de celui sur le harcèlement :

Il y a, je crois, au tout début de la relation amoureuse (je ne parle évidemment ici que de cela, et non de tout ce qui a fait l’objet des scandales de ces mois derniers), un saut à accomplir qui relève intrinsèquement de la transgression. Il faut que l’une ou l’un pose sa main sur la main de l’autre, sur son bras, sur sa tête, sur ses épaules, le touche, le saisisse, suscite un contact physique qui est ordinairement considéré comme intrusif, comme relevant de l’agression. Aussi tendrement, aussi amoureusement, aussi doucement que ce geste soit fait, il est, par nature, transgressif et va au-delà ce qui est communément admis.

Cette intrusion, cette transgression est nécessaire parce qu’il faut, dans l’engagement de la relation amoureuse, s’engager, se lancer, s’élancer, et signifier à l’autre que pour lui, on brûle ses vaisseaux et qu’à lui on se livre entièrement. Et sans cette transgression initiale –  qui se fait forcément, me semble-t-il, sans consentement, rien n’est possible.

Il ne s’agit en aucun cas d’importuner et ce n’est pas de cela que je parle. Mais un saut, en cet instant, doit être accompli qui se passe du consentement donné : on croit, au moment de franchir le pas, qu’il y aura consentement et c’est évidemment cette croyance qui nous fait poursuivre notre geste mais ce consentement n’a pas été donné. Et pourtant on avance et on fait ce geste parce que c’est dans le fait de le faire sans assurance de retour qu’est le premier acte d’amour.

Je vois que de nombreuses mères de filles soutiennent les campagnes contre le harcèlement et semblent craindre pour elles. Je suis mère d’un garçon doux et respectueux des filles et je crains aussi pour lui des garçons qui sont parfois aussi sexistes que violents avec leurs pairs.  Mais je crains aussi pour lui et pour les filles cette société qui ne sait pas laisser libre l’espace délicat de la rencontre et qui, quoi que l’on s’en défende, généralise un type d’homme à l’ensemble.

Au total, il me semble qu’il serait, comme le souligne l’excellent Christophe Pénaguin sur Bruit Blanc, indispensable que les féministes qui ont aujourd’hui une influence importante sur les politiques publiques disent clairement quel est leur réel objectif. Comme je n’y crois guère, ne cessons pas de le leur demander et surtout, gardons le droit de critiquer leur point de vue sans nous laisser intimider.

 

 

 

[1] Comprend Qui Peut Boby Lapointe

9 réflexions sur “Harcèlement

  1. Merci Aline d’avoir pris le temps de rédiger cet excellent article, dont je partage beaucoup de points, et notamment une expérience semblable à la vôtre en Iran, vécue en Algérie pendant mon adolescence. Mais au-delà de cette convergence d’idées, ce que je trouve primordial est l’importance que vous rappelez de se poser toujours la question de l’objectif poursuivi, ce questionnement finalement si essentiel du « pourquoi » qui fonde la philosophie. Merci de nous l’avoir rappelé ici, nous en avons grandement besoin dans cette confusion des idées qui prévaut trop largement aujourd’hui.

    Aimé par 2 personnes

  2. Réflexion très intéressante et votre témoignage aussi, et qui appelle à son tour à la réflexion (d’un homme)… Il y a beaucoup de choses à commenter dans votre texte. Mais pour l’essentiel, j’aurai tendance à dire que peut-être vous enlisez-vous dans une problématique qui n’est pas celle qui est en premier visée par le mouvement actuel. Moi aussi, au début, j’ai pensé: bon, mais alors, il ne sera plus possible de draguer, d’exprimer son désir etc. L’amour tout court allait-il être censuré? J’essayais de dire aux femmes de ma connaissance la force du désir qui peut parfois s’emparer de nous (dans le cas des hommes, je le sais, pour les femmes, peut-être aussi mais cela ne m’est pas accessible en première personne) et fait faire des choses que l’on regrette ensuite. Il m’est arrivé dans ma prime jeunesse (plusieurs fois) d’être follement amoureux d’une femme qui ne partageait pas mes sentiments. Je ne pouvais me résoudre à ne plus la voir, j’imaginais toujours qu’il serait possible de la conquérir. Etait-ce du harcèlement? J’ai commencé à le penser. Ainsi, moi aussi… ET puis je me suis rendu à l’évidence en lisant les débats, les discussions (les avis inspirés de Françoise Héritier notamment): ce n’était pas cela qui était incriminé mais plutôt le souci de domination, de pouvoir. Le harcèlement des femmes par les hommes apparaît lorsque ceux-ci veulent d’abord marquer leur pouvoir. C’est pour cela qu’il est si fort dans le monde des entreprises. J’ai eu autrefois une collègue psychologue du travail qui enquêtait sur la situation des femmes dans les grandes entreprises (Renault, etc.) et ce qu’elle rapportait était tellement énorme que l’on avait honte d’être un homme. Tout était bon pour humilier la femme qui avait l’audace de prétendre à un statut égal à l’homme dans l’entreprise. On affichait exprès des nus obscènes sur les murs, on menaçait la femme de viol dans les toilettes etc. Ceci est la réalité visée par les lois et décrets en préparation. A côte de cela, les agressions de rue de la part de migrants, qui sont évidemment regrettables, sont peu de choses. Ne pas oublier qu’en France, le débat a commencé avec l’affaire Beaupin (ce n’était pas un musulman!), il se poursuit aujourd’hui avec les abus de pouvoir commis dans les parties politiques, les clubs de sport, les associations. C’est cela qui est à juste titre visé.
    Quant à la question du premier pas, je ne partage pas le point de vue d’Aldor qui fait comme si dans la rencontre amoureuse il y en avait toujours un qui se jette à l’eau, au risque de passer pour harceleur. Non, dans la vraie rencontre amoureuse (telle que je l’ai connue par la suite!) il n’est tout simplement pas possible de dire qui a fait le premier pas… Le premier baiser? oui, admettons que ce soit l’homme qui en général l’a provoqué, mais c’est qu’il avait été précédé déjà de regards, de sourires, de gestes divers qui étaient déjà des preuves d’habilitation: l’homme se trouvait « habilité à », et bien sûr qui avait commencé à sourire, jeter un regard etc? On ne le saura jamais…
    Quant à la parole des hommes… Il n’ya pas longtemps une de mes amies sur Facebook s’offusquait que le journal « Marianne » titre: « libérer la parole des hommes », comme si, disait-elle, « ils n’avaient pas déjà assez parlé dans l’histoire »… mais elle se trompait et je le lui ai dit: oui, il y a une parole des hommes à libérer, celle qui se trouve enfouie sous les contraintes et les obligations liées à l’exigence de virilité, ces contraintes qui aujourd’hui bloquent la relation homme-femme. Sur mon blog (où je me fais « harceler » par une commentatrice excessive et très anti-féministe!), deux dames discutaient entre elles dans mes commentaires en se lamentant que les vertus féminines disparaissaient (!) elles voulaient dire l’instinct maternel, la douceur et la tendresse. J’enrage de lire cela. Douceur et tendresse ne sont pas l’apanage des femmes, ce sont des valeurs transgenre et tant que les femmes (il faut dire : en général d’un certain âge!) continueront à penser comme cela, peu de progrès seront faits (vers une sexualité vraiment libérée).
    Je suis content que l’on vous importune encore dans le métro pour vous dire que vous êtes charmante et de voir que, visiblement, cela vous plaît. C’est la preuve que « en vrai », vous devez vraiment l’être, charmante 🙂 !

    Aimé par 1 personne

    • Merci pour votre commentaire. En ce qui me concerne dans le monde du travail je n’ai que l’expérience de la fonction publique où je n’ai pas connu ce que vous décrivez. Aussi me suis je concentree sur l’espace public transports et autres. C’est dans cet espace public que l’enjeu culturel et islamiste se pose. J’entends votre point de vue mais quant au pouvoir il amène en lui même beaucoup de gens à en abuser, hommes ou femmes. Je reste persuadée cependant que nous est imposée une grille d’analyse qui est fort contestable (je me réfère au continuum). Et merci pour le compliment 😊

      J’aime

  3. Heureusement que la ville de Cologne le 31 décembre, les trottoirs de la Chapelle (surtout depuis qu’ils ont été élargis), certains bistrots de certains quartiers, la ville de Téhéran etc… ne sont que bien peu de chose à côté du grand méchant mâle hétérosexuel blanc bien entendu condamnable … depuis la création: Adam, la pomme… là j’hésite, il semblerait qu’une certaine Eve y soit pour quelque chose. A moins que ce ne soit que calomnie malveillante destinée à affaiblir la cause des femmes?

    Aimé par 1 personne

  4. Excellent texte avec lequel je suis plutôt d’accord.
    Mon expérience est assez semblable à la vôtre. Question de génération ? Je suis née en 1945…
    Les 2 premiers commentaires sont également intéressants.

    Estelle058

    Aimé par 1 personne

  5. Je vous ai lu avec beaucoup d’intérêt, et sympathie. Nous sommes de la même génération.
    Je n’ai jamais vécu à Téhéran, mais suis née, et ai grandi aux U.S., jusqu’à 25 ans.
    Ce sujet me passionne. Il passionne beaucoup de monde, si j’en juge par ma radio de service public que je n’écoute plus, tant la démagogie sur le harcèlement sexuel y est devenue de plus en plus stridente.
    (Question : vaut-il mieux 1) avoir des passions « tristes », en admettant que l’idée de choisir ses passions est un non sens 2) ne pas avoir de passions du tout ?)
    Quelques constats…
    Ma belle mère française de 91 ans reste sourde à ma tentative de lui faire entendre que sa grand mère maternelle, qui dictait à son mari, et à ses fils où ils devaient s’asseoir à table d’un ton autoritaire, et se faisait obéir par ses hommes, était la souveraine incontestée de l’espace domestique de son foyer, et que son… pouvoir et autorité domestique étaient bien réel. Pour ma belle mère, ce pouvoir ne compte pour rien, n’a aucune valeur, et sa grand mère fut une pure victime de son mari autoritaire. Pourquoi ma belle mère refuse de voir et de reconnaître, le pouvoir de sa grand mère ? Serait-elle soumise à un dogme ?
    Retour en arrière, dans les années 60, quand j’ai vadrouillé comme une balle de ping pong entre mon père, chef de service, haut fonctionnaire d’état, médecin, et ma mère, femme CONSENTANTE au foyer, pour leur loyauté et amour, dans un climat explosif qui ressemblait beaucoup à ce que nous vivons à l’heure actuelle. Vivant en 2018 la poursuite de ces combats, je n’ai plus le point de vue que j’avais à 13 ans.
    Je crois qu’il faut constater que l’enjeu de la libération des femmes depuis l’hécatombe des deux guerres est, non l’égalité invoquée, mais le pouvoir politique dans l’espace publique, au détriment du foyer. Deux guerres de la révolution industrielle ont sérieusement terni l’autorité, l’honneur ? la légitimité de l’homme… dans les yeux des femmes. Le déploiement des effets de la révolution industrielle sur le travail rapetisse hommes ET femmes, en voie de devenir des esclaves de leurs progrès techniques. Le foyer, invention du Moyen Âge, tributaire d’une valorisation de la femme… pas seulement aristocrate, par la Grande Romaine, est menacé. (Merci, Régine Pernoud, dans « Pour en finir avec le Moyen Âge. Notez que je n’ai pas dit « la famille », mais « le foyer ». Nuance. Contrairement aux croyances de beaucoup de Français, très ignorants de leur héritage religieux, l’Eglise Catholique Romaine, et les Evangiles ont beaucoup fait pour valoriser les femmes, et leur condition. Si. Et je ne suis pas croyante pour le dire (malheureusement…).
    Mon expérience m’amène à penser qu’il n’est pas bon que la femme n’admire pas son homme, ou l’homme. En anglais, me vient cette belle expression « to look up to ». Cela veut dire qu’on regarde vers le haut pour voir l’autre. C’est un signe d’estime, et il est bon de pouvoir estimer l’autre.

    C’est un fait qu’être une personne avec un sexe n’est pas confortable. Le désir n’est pas confortable, ni pour l’une, ni pour l’autre, d’autant plus qu’il est le rappel permanent que nous ne sommes pas indépendants et autonomes. J’aime penser que mon sexe est le lieu de mon corps qui, loin de m’appartenir, est POUR l’autre (surtout homme, mais cela nous mènerait loin), et que son sexe, surtout, son érection est POUR moi. Cela installe une forme d’extraterritorialité EN NOUS. Cela nous rend étranger à nous-mêmes, et…. ça fait souffrir. Immanquablement.
    Mais la condition humaine est faite de nécessaires et d’inévitables souffrances, qui ne sont ni maladies, ni injustices. Combien de cette condition humaine est-ce que je partage avec l’Autre, de l’autre sexe ? Et qu’est-ce que je ne partage pas, parce que nous sommes inéluctablement différents ?

    Dernière interrogation, et pas les moindres : Jacqueline de Romilly, une helléniste pour qui j’ai une immense admiration, fait remarquer dans « La Douceur », un livre qui tente de retracer ce concept en partant de la période homérique jusqu’à ? (il faut que je lise le livre jusqu’au bout. Il me faut longtemps pour lire les livres, car je me mets à rêver en les lisant.), que la littérature de l’âge d’or de la démocratie athénienne est tout sauf apaisée, comme si la lutte pour l’égalité instituait une compétition de tous (et de toutes ??) pour tout. (En passant, Athéna n’est pas la déesse que je préfère. Je m’en méfie, comme de la peste. N’étant pas venu au monde par les voies naturelles, et surtout, en giclant de la tête de Zeus, et bien…il n’y a pas beaucoup de douceur à trouver, là.) En comparant Homère avec Aeschyle/Sophocles/Euripides, elle trouve plus de tendresse et de douceur dans la Grèce Homérique (et non pas démocratique) que chez les grands tragiques.
    Pour moi, ça pose sacrément question, mais je partage son constat… pour NOTRE MODERNITE.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s