Souvenirs

Poumons étouffés, trois cris  – venus de quel lieu ? – yeux fermés – rouge épais, palpitant – ne pas voir surtout derrière la tenture – souvenirs de la mort inutile. Moment originel.

Disparition – avec elle s’éloignent les choses – meubles dispersés, bois brillant, velours rayé de jaune – brume – plus personne ne chantonne, les murs se referment. Il faudra graver un nom, un seul, sur le marbre.

Ce n’est pas une solitude, ce n’est pas une peur, ce n’est pas une, c’est la perte. L’absence, absence répétée, aussi régulière que le sang qui goutte, absence de regard, absence de voix – dans la vie de l’enfant, rien.

4 réflexions sur “Souvenirs

  1. Il est des textes où tout est dit. Ajouter un mot, une virgule, une respiration, c’est amoindrir sa portée, éloigner le sens, laisser filer l’émotion (casser l’émotion). La poésie appartient à cette catégorie de textes. Soulever le capot pour comprendre comment, pourquoi un texte, tout particulièrement, touche le lecteur, c’est lui ôter une partie de « sa magie émotionnelle ». « Souvenirs » est de ceux-là. Sa force d’incarnation et sa puissance symbolique frappent et bousculent le lecteur dans sa chair, dans son être tout entier. Comme la poésie est avant tout une rencontre entre un texte et un lecteur, que rien n’est plus intime que la lecture d’un poème, mais que rien n’est plus universel que la poésie, il peut être enrichissant de se livrer à l’exercice de la lecture non pas pour décortiquer les mécanismes d’un assemblage de mots, mais pour essayer d’exprimer en quoi et pourquoi ce texte touche le lecteur par son universalité.
    « Souvenirs » est un texte court composé de trois paragraphes décrivant une émotion, celle de l’angoisse face au surgissement impérieux d’un souvenir enfoui. Dans le premier paragraphe, la narratrice laisse apparaître sa désorientation, et sa panique physique devant ce qu’elle ne peut contrôler : une grande vague suffocante qui projette des images d’un passé qu’elle s’efforce d’oublier et qui font régulièrement irruption dans son présent. Un discours intérieur que la narratrice s’adresse à elle-même, probablement au cœur d’une nuit interrompue par des images qui remontent à la surface profitant du relâchement de la garde pendant le sommeil. Surprise, elle essaie d’endiguer ce flot d’images en vain. Passant outre les injonctions que la narratrice se lance, les souvenirs débordent sa vigilance, la barrière de la conscience et l’inondent. La narratrice perd littéralement pied, se noie, « les poumons étouffés » par l’angoisse. Le chaos émotionnel, le souffle coupé s’exprime par les bouts de phrases brisées, une écriture au rythme saccadé, haché, désorganisé. Une désorientation spatiale, auditive et temporelle accentue l’expression du sentiment de terreur qui saisit la narratrice : « trois cris — venus de quel lieu ? » Sont-ce ses propres cris qui l’ont tirée de son sommeil ? Viennent-ils du passé ? Ou bien sont-ils ceux d’une personne en détresse ? Sont-ils une superposition de tout cela à la fois ? En effet, ce mouvement violent de panique est provoqué par ce qu’elle n’arrive pas à endiguer : revivre un souvenir, un événement traumatique. Elle sait sa résistance physique et psychique impuissante à bloquer les images du passé. « Yeux fermés-rouge épais, palpitant-ne pas voir surtout derrière la tenture » traduisent sa lutte intérieure. Ses yeux fermés, armes dérisoires, ne peuvent empêcher la remontée de souvenirs gravés dans sa mémoire corporelle et dans son subconscient. Ses souvenirs sont en elle et c’est une bataille contre elle-même qu’elle livre. Une bataille qu’elle sait perdue d’avance et qui explique cette violente attaque de panique (« rouge épais, palpitant » : les palpitations erratiques et rapides du cœur). La tenture représente la barrière symbolique et fragile entre la conscience et les souvenirs, mais aussi, peut-être, un élément chargé de sens de ce passé.  
     L’injonction « Ne pas voir surtout derrière la tenture » combine une litote « ne pas voir surtout », caractère impératif de ne pas affronter le passé et une synecdoque, séparation entre les souvenirs et le présent. Cette tenture représente pour le lecteur tout le non-dit, le silence qui entoure l’événement traumatique. Une sorte d’aura, d’espace où les mots n’ont pas leur place. Le silence en lui-même ne dit pas les choses, mais exprime le sentiment d’effroi qui enveloppe le moment originel. Ainsi, le lecteur se trouve placé dans la même situation que la narratrice qui pourtant sait, mais ne veut pas savoir ce qui se cache derrière la tenture. Face à l’incertitude et l’inconnu, il imagine le pire. Le silence et ce qui est tu (du verbe taire) accentuent le caractère angoissant de l’événement. La narratrice finit par nommer l’objet du souvenir qu’elle tente de fuir en vain : celui d’une « mort inutile ». L’adjectif « Inutile » semble focaliser tout ce qui justifie l’horreur du souvenir. Une mort qui n’aurait pas dû être et qui pourtant a été. Le terme révèle le tragique de cette mort, en en soulignant l’absurdité ou son caractère injuste et insensé, brutal, ou évitable. C’est son caractère « inutile » qui rend cette mort inacceptable et la constitue comme un événement tragique, « un moment originel », presque un moment fondateur ou une seconde naissance. Il a, d’une certaine manière, profondément redéfini l’identité de la narratrice comme s’il avait effacé la période de sa vie précédant la mort inutile.
    Le terme « disparition » ouvrant le second paragraphe illustre ce phénomène d’obscurcissement (« brume »), de retrait, d’éclipse de la vie de la narratrice avant l’événement originel. Il y a une mise à distance (« avec elle s’éloignent les choses ») de l’environnement familier qui entourait la narratrice et la personne disparue. Par contamination, les objets intimes représentaient la personnalité de l’être aimé disparu, de même le maintien de leurs traces mémorielles constituait un rappel cruel de la personne disparue ainsi que l’attachement étroit qui la reliait à la narratrice. Ainsi, la narratrice a oblitéré un passé trop douloureux et a institué une tenture protectrice afin d’éviter d’y être confrontée. Les meubles sont dispersés, le brillant du bois, le velours rayé de jaune portent le voile du deuil. À la disparition de l’être aimé, c’est tout un monde qui disparait et se referme comme une tombe (« Plus personne ne chantonne, les murs se referment »). La tenture représente le mur que la narratrice a élevé entre elle et le monde associé à l’être aimé disparu. C’est à la fois une mort physique, celle de l’être aimé, mais aussi une mort symbolique, celle d’une période de sa vie. À la place, il ne reste plus qu’un espace silencieux, flou et vide. Le paragraphe se termine sur « Il faudra graver un nom, un seul, sur le marbre ». « Un seul » souligne tout ce sur quoi la narratrice a dû faire le deuil, au sens d’accepter de perdre. Combien le geste a été douloureux, reste douloureux. L’utilisation du verbe modal « falloir » montre combien elle a pesé l’irréversibilité de ce geste, ce qu’il a coûté. Cette mort s’est imposée violemment et la narratrice a dû s’y plier. Ce n’est pas uniquement sur le marbre d’une tombe qu’il faudra graver un nom, mais sur un monde, un tout.
    C’est cette idée que la narratrice développe dans le très beau dernier paragraphe. Comment exprimer, saisir ce qui a été anéanti, qui n’a pas de volume et qu’on ne peut pas toucher ni éprouver avec ses doigts ? Ce n’est même pas du vent, car il n’y a pas de souffle. Pourtant, par tâtonnements, par élimination, la narratrice en vient à définir ce que représente la survenue de la mort inutile. Elle ne peut pas dire ce qu’elle est : « Ce n’est pas une solitude, ce n’est pas une peur, ce n’est pas une, c’est LA perte ». Ce n’est donc pas un mot qui la définit, mais la relation au mot qui fait de la perte un moment originel. Elle représente la destruction du lien, un vide créé par « l’absence de regard, l’absence de voixdans la vie de L’enfant ». Cette absence ne pourra jamais être comblée, réparée. Elle est l’incarnation du « rien ». Ce n’est pas une perte parmi d’autres, mais soulignée par l’article défini, c’est celle qui modifiera de manière irréversible l’identité de la narratrice et le cours de sa vie. Elle est unique et incommensurable. Elle est enfouie dans la chair de la narratrice, elle est « une absence répétée, aussi régulière que le sang qui goutte ». C’est une béance qu’on ne peut pas enfermer, et qui ne pourra jamais se refermer. Une blessure vive qui s’écoule sans jamais se tarir.
    Les ramifications d’un texte poétique s’étendent bien au-delà de l’espace occupé par quelques lignes affichées sur un écran d’ordinateur. Elles courent en chacun de nous.

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