3 réflexions sur “Toue

  1. Les quelques lignes de ce poème nous emmènent sur les terres ligériennes d’un fleuve imprévisible. Si l’on devait résumer ce poème en un mot, il serait l’incarnation de la sensualité. Sensualité du rythme, sensualité de la langue, sensualité du voyage. Ce poème, porté par la forme, est une promesse adressée à l’être aimé dont l’identité et les contours restent aussi mystérieux que le fleuve lui-même.

    Car si une première lecture fait de ce poème, le récit poétique d’une rencontre intime et secrète, d’autres interprétations tout aussi charnelles, sont rendues possibles par l’écriture aussi insaisissable que le cours de la Loire. Au gré de sa géographie liquide et changeante, le lecteur choisira de se laisser entraîner dans un voyage onirique ou mémoriel aux résonnances baudelairiennes. Ou même y voir une métaphore du processus créatif, le flux capricieux du fleuve symbolisant l’inspiration poétique. Cependant, sans m’interdire quelques intrusions dans les lits secondaires, je me laisserai glisser le long du lit principal de ce beau fleuve pour lequel je nourris une affection toute particulière.

     La courbe domine ce paysage féminin que le narrateur, telle une toue cabanée dont le fond plat épouse la surface, explore en traçant un sillon argenté « frémissant ». L’écriture toute en rondeur et en douceur se fait le miroir de la sensualité qui pourrait être le thème principal de ce texte tant elle laisse une trace durable à la lecture à travers son rythme et sa musicalité. Rondeur des assonances en « o », en « ou », « on », « en » (« souterraines », « jour », « ombres », « méandres »…). Fluidité des allitérations en « f » et en « s » (« sillonnant », « frémissant », « ferveur », « défendus »…) qui miment la sinuosité du fleuve, les courbes de l’amante, mais aussi celle de la pensée dans les méandres des souvenirs ou d’un monde onirique. Les sonorités du poème et le rythme sont utilisés avec un effet synesthésique en ajoutant une strate significative à la langue poétique. Ils traduisent sans le dire l’idée d’un mouvement sans à-coups (« je glisserai jusqu’à toi »), sans ruptures, sans violence, sans douleur dans ce voyage tant dans l’imaginaire projeté d’une rencontre sensuelle avec une figure féminine que dans les souvenirs d’un passé abordé avec une sérénité et un sentiment d’apaisement. Ainsi, le narrateur utilise la projection dans l’imaginaire et/ou dans le passé pour chasser, éloigner les « ombres souterraines » représentant les pensées tristes et douloureuses liées aux souvenirs de la perte de la personne aimée. La langue et les mots sont mis en retrait pour ouvrir sur un monde de sensations centré sur le toucher, le mouvement des éléments physiques (les corps et le fleuve), mais plus encore celui des pensées. Le poème exprime un monde silencieux, mais paradoxalement plein. Il déploie un espace géographique constitué par les sensations visuelles et du toucher, éminemment charnel. Une manière de rendre palpable la chair absente de l’amante par l’évocation physique, tactile de son corps et des sensations qu’elles provoquent sur lui. Le narrateur joue sur la tension et le désir attisés par la réminiscence des souvenirs et/ou la construction d’un monde imaginaire silencieux. Ainsi, la promesse annoncée au début du poème, « un jour… je glisserai jusqu’à toi », devient une rencontre quasi charnelle vidée de la douleur du manque, parce qu’elle trompe la réalité de l’absence. L’imaginaire du narrateur réveille « les courbes endormies » et répond à la « ferveur » (tension, élan) des silences de l’amante.

    La mémoire n’est pas vue comme un lieu de stockage des souvenirs, mais comme un espace temporel dynamique et élastique, espace étant entendu comme une étendue sur laquelle le narrateur navigue (la métaphore du fleuve). Dans cette perspective, les temporalités se chevauchent et permettent au narrateur de revivre et de réinventer des souvenirs à partir des sensations du passé. Ainsi, la mémoire et le passé n’est pas vécu comme douloureux, mais devient source de désir.

    Dans le poème, le fleuve ligérien superpose deux images qui, en un sens, se mélangent pour n’en former qu’une seule. Il peut être vu à la fois comme le chemin d’accès à la mémoire et comme la représentation du corps de l’amante que le narrateur métamorphosé en « toue cabanée » sillonne. En effet, la rencontre charnelle avec l’amante ne peut se réaliser qu’en suivant le flux des souvenirs symbolisé par le cours sinueux du fleuve. La toue cabanée devient le vaisseau qui rend possible ce « dos à corps » avec le fleuve, c’est-à-dire l’union intime avec l’amante. La toue cabanée est une embarcation à fond plat qui permet de naviguer au plus près des rives et d’en explorer toutes les courbes et les méandres, y compris les plus secrètes et de « glisser » sur le fleuve au cours capricieux grâce à son fond plat en toute saison même au moment de l’étiage. L’expression à la sonorité bondissante, remarquable d’originalité de «  dos à corps » renvoie à un faisceau d’interprétations et de jeux de mots qui convergent pour imager le corps à corps de la Loire avec la toue, c’est-à-dire de l’amante et du narrateur dans une fusion charnelle intense, mais douce. La surface du fleuve (son dos) est sillonnée par le large dos de la barque. Derrière cette expression imagée se dissimule la référence aux deux amants, le dos de chacun des deux étant soutenu par un corps. Je me suis amusée à énumérer quelques possibilités de signification de cette expression si bien choisie : accord de do, accords de dos, corps à corps, d’eau à corps…)

    Enfin, la dimension d’interdit et de mystère de la rencontre est très présente dans le poème. Il en accentue l’atmosphère envoûtante et sensuelle tout en transposant la rencontre charnelle dans le vase clos de l’imagination du narrateur, à l’abri des regards, presque à la manière de la poésie lyrique des troubadours (le jardin). Pour rejoindre son amante, le narrateur se glisse jusqu’à elle et navigue près des talus à couvert des regards, dans les « méandres défendus ». L’adjectif « défendus » peut revêtir plusieurs significations. La première peut soit exprimer l’impossibilité d’un retour dans le passé ou d’inverser le cours du temps, soit traduire le caractère secret et mystérieux des méandres que le narrateur explore tant d’un point de vue anatomique que géographique. On retrouve cette idée dans l’expression « au creux des courbes endormies ».

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    • Merci encore chère lectrice pour cette nouvelle lecture, pour un texte qui voulait explorer le désir masculin, dans cette invitation à de futures lentes caresses.

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