Travailler

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Maman ne travaille pas. C’est ce que je répondais à l’école. En fait, elle nettoyait. Ce n’est pas un travail, sauf si on vous paye pour ça. On est alors bonne (très suranné), femme de ménage (trop genré) ou employée de maison (mettre un point après le é). On est désormais technicienne de surface, mais c’est dehors.

Dans la rubrique profession, ma mère écrivait « femme au foyer ». Housewife en anglais. En espagnol les femmes écrivaient Sus labores que l’on peut traduire par « ses activités »-sous-entendu domestiques (del hogar)-. Bref, les voici enfermées en maison, comme on est en prison. Car la maison n’a d’intérêt que lorsqu’on en sort et y revient. La première recommandation que je reçus de ma mère fut donc : « il faut travailler ». Mais elle ajoutait : « pour pouvoir divorcer ». Ce lien entre divorce et travail comportait une sourde menace pour ma tranquillité et ôtait tout romantisme au couple de mes parents. Il m’a cependant paru longtemps évident jusqu’à ce que je rencontre des femmes dont le travail a été d’épouser des hommes fortunés et d’en divorcer, passant ainsi directement à la retraite sans trop payer de csg.

Mon père, lui, disait qu’un enfant ne doit jamais hériter. J’hésitais sur l’interprétation à donner à ce message. La plus évidente était qu’il m’avertissait que je n’aurais aucun héritage, mais à l’époque je jugeais cela absolument sans importance. Cela me rappelait aussi confusément la parabole des talents[1], preuve à mes yeux de la cruauté de Dieu envers ceux qui ne savent pas faire fructifier leur capital. Aurait-il eu peur que je ne sache pas faire deux francs avec un ? °C’est bien plus tard que j’ai lu ce vers de Goethe «  Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, // si tu le veux posséder, gagne-le ». Le message de mon père était qu’on ne lui avait rien laissé qu’il puisse me transmettre hormis la capacité à gagner sa propre vie. Bref, travailler m’a toujours paru évident, comme est évident ce que dit Saint Paul dans ses  Epîtres « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».

Alors que je ne faisais qu’étudier, comprendre ce qu’était le travail était observer mon père. La première observation était une forme de constat d’échec car il travaillait au dehors. A défaut de voir ce qu’il faisait, je pouvais conclure que travailler était donc synonyme de partir: « au bureau », « en voyage » voire « au téléphone », car bien avant le smartphone, il était tout le temps au téléphone. J’avais aussi remarqué qu’il pouvait travailler dans sa tête alors que nous étions à table en famille. Il travaillait donc en mangeant et la différence entre les repas familiaux et les nombreux « repas d’affaires » n’était pas évidente. Travailler, c’était donc s’absenter. La dureté de cette activité ne m’apparaissait pourtant pas évidente tant il avait l’air d’aimer les voyages, les repas d’affaires et les réunions au dehors. Travailler c’était décidément la liberté.

Travailler peut-être un verbe-paravent. Biface. Pendant mes études, j’en ai croisé beaucoup qui prétendaient avoir obtenu ce 20 sur 20 en « ne foutant rien » afin de vous enfoncer, vous qui, sans doute, étiez un de ces besogneux qui s’épuisent à réviser en vain. Cet argument est d’ailleurs aussi valable pour expliquer un zéro (« pas étonnant, j’ai fait la fête pendant 15 jours ! »). En commençant pour de bon à travailler j’ai aussi pu vérifier la justesse de la phrase de Tristan Bernard suivant laquelle « La question n’est pas de travailler, c’est de faire croire aux autres qu’on travaille»[2]. J’ai connu la situation de la fonctionnaire d’ « Absolument dé-bor-dée ! ou Comment faire 35 heures en un mois »[3]. Cela dit, n’accablons pas la seule fonction publique, il parait que ce peut-être pareil dans le « privé ». D’autant que le besoin de contact humain -réunions, rencontres et colloques- dilue fort efficacement le travail,  et nous donne le temps de consulter nos mails privés, de rêver en survolant la planète, d’apprécier les vernissages, repas d’affaires et autres pauses (café, thé, cigarette, pots de départs et d’arrivée).

Depuis quelques décennies, la mise du monde en tableaux Excel et en procédures a changé la définition du travail. On est asphyxié en ayant le sentiment de ne rien faire. Tous ces tableaux, ces notes, ces procédures et ces rendus, toutes ces évaluations, entretiens, savoir-être, savoir-faire, tous ces avocats prêts à repérer que, là, il manque une consultation, une précision ou un écrit fait que dans un certain nombre de domaines on s’arrête tout simplement. Ou on fait un burn out. Ce n’est pas le travail qui le provoque mais le rendre compte. Les juristes, l’Union européenne, les syndicats, le management et la frousse se combinent pour nous gâcher le travail. La simplification parachève le tout. Daniel Jouve, consultant en ressources humaines le dit parfaitement : « Travailler professionnellement : Tout noter et tout confirmer par écrit ». On n’a pas écouté la mise en garde d’Auguste Detoeuf  : « Évitez que votre personnel ne passe son temps à rendre compte des choses qu’il aurait pu faire, s’il n’avait pas été obligé de rendre compte ».

Travailler est un verbe politique. Polémique, même. Quand certains veulent mettre la France au travail, d’autres veulent la bloquer. La preuve, si de nombreuses sources font du mot latin Trepalium, qui désigne un instrument de torture, la source du mot français travail, elles diffuseraient, selon certains, un faux parcours étymologique, une « arnaque idéologique »[4]. Le travail aurait partie liée avec le voyage- il faudrait rechercher une source commune à l’anglais travel et au français travailler-, et une double origine venant d’une part de de l’idée d’effort ou d’obstacle à franchir et d’autre part de « tension vers un but rencontrant une résistance » comme nous y encourage le verbe hispanique médiéval trabajar.

« Mais il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser » comme l’écrivit Charles Baudelaire. C’est d’ailleurs au fond le travail de vivre qui nous apprend ce que c’est que travailler.  « Etre normal, c’est aimer et travailler » disait Sigmund Freud, et les deux verbes peuvent s’inverser, car aimer est un travail. Une femme qui accouche est « en travail » et l’on a créé pour elle la « salle de travail » mais élever un enfant c’est travailler et aimer.

Pour être heureux, il ne me reste plus, suivant Albert Einstein, qu’à me taire : « Soit A un succès dans la vie. Alors A = x + y + z, où x = travailler, y = s’amuser, z = se taire.»
[1] Matthieu 25.14-30 https://www.societebiblique.com/lire-la-bible/matthieu/25.14-30/

[2] Tristan Bernard/ Dictionnaire humoristique de A à Z
[3] https://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20100701.BIB5410/une-haut-fonctionnaire-menacee-de-revocation-pour-avoir-ecrit-un-livre.html. Issu du blog Eloge de la Pipeautique ou les tribulations d’une desperate fonctionnaire D : Chroniques de la misanthropie ordinaire et de la glandouille professionnelle
[4] https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail

6 réflexions sur “Travailler

  1. C’est la deuxième fois que je vous visite, grâce à Alain..
    Je tombe sur votre billet le lendemain de m’être fait prendre en stop par un bel inconnu en BMW, et de lui avoir dit que j’étais femme au foyer (après avoir été vendeuse, enseignante d’anglais, opératrice d’ordinatueur, spychanalyste). Il m’a offert le suprême compliment de me dire qu’à 61 ans, j’étais « magnifique », et après qu’il m’eut conduit à l’endroit même où je voulais aller, sans que je le lui demande, je l’ai remercié en disant « merci pour tout ». Un petit miracle du quotidien.
    Merci pour la parabole des talents, (en passant, je sais qu’un talent représente une somme d’argent considérable). C’est la première fois que je réalise que l’homme à UN talent (UN, en voilà un beau mot) n’a pas reçu « assez » (à ses yeux…) et que, donc « un » est un vrai problème dans l’héritage. Il a eu trop peur de manquer, et de perdre. Mais… est-ce la « faute » du maître pour autant ? Prions pour que ce ne soit pas nous qui recevons UN talent, je dis…
    J’ai longtemps crédité Goethe avec la citation que vous avez mise au dessus, mais il s’agit bel et bien de Deuteronome : « Ce que vous avez reçu de vos pères, hérite-le pour pouvoir le posséder ». Qu’on veuille ou pas hériter, l’héritage est bel et bien là, et il faut faire avec. Dur, dur.
    Et l’anglais fait bien la différence entre « earn » et « win ». On ne dit jamais « win » pour l’argent qu’on est censé… mériter par le travail. (Ah… le mérite.)
    Mais la base du travail reste ce que fait la femme (au foyer, autrefois) pour mettre au monde un enfant, le Produit (de la multiplication) par excellence.
    Vous avez une approche très spirituelle, que je lis avec grand plaisir.
    Et j’aime bien penser avec vous…
    Cordialement.

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