Nettoyer

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J’ai toujours su que Sisyphe faisait le ménage. A quoi servirait donc de monter un gros caillou en haut d’une montagne ? Et pourquoi ce caillou – bon, cet énorme rocher- ne resterait-il pas là-haut ? Non, Sisyphe nettoie. Au présent, puisque nettoyer c’est sans fin.

Dans Desperate housewives, Mary Alice dit « Oui, c’est bon d’avoir des amis qui aident à nettoyer nos dégâts. Mais chaque ménagère sait que dès qu’un problème est réglé, un autre apparaît. Et nous pouvons nous trouver là où tout a commencé… ». Une solution partielle pourrait être de vivre seul, et surtout de ne pas avoir d’enfants. Comme le dit l’actrice Phyllis Diller « Nettoyer une maison pleine d’enfants est aussi efficace que de dégager une allée à la pelle pendant une tempête de neige. » Une image un peu paradoxale qui fait rêver car la neige, surtout pendant une tempête, c’est immaculé, donc une réelle image de la propreté.

Bref, Sisyphe est une femme car nettoyer est féminin. C’est d’ailleurs le nettoyage qui m’a rendue féministe. J’ai longtemps observé ma mère. Et longtemps, elle a tout nettoyé. Elle avait acheté le guide Madame Proprette  du magazine ELLE (vous savez ce magazine féministe…). Madame Proprette « est souriante, son foyer est heureux, sa maison toujours nette et reluisante. Comment accomplit-elle ce tour de force ? ». On se le demande. Toujours est-il que si notre maison était nette et reluisante, pour le reste on repasserait (et je déteste repasser). Nettoyer, depuis, c’est pleurer. J’en ai retiré la conviction que je ne devais pas rester à la maison et que la vie de couple c’était du sexe et du ménage. Je sens que ça va vous paraître exagéré. Il y a tout ce qu’on fait dehors, mais je vous parle de ce qui est dans la maison. Il y a bien sur l’éducation des enfants, mais ce n’est pas mon sujet ici. J’imagine que vous vous dites « Et la conversation alors ? ». C’est vrai mais la conversation, par des chemins mystérieux, conduit au sexe. Vous me direz « et les courses et la cuisine ? ». C’est vrai aussi. Mais le ménage est bien plus barbant. Donc, plus difficile à négocier : tous les coups sont permis, de la migraine à l’allergie, de l’incompétence à comprendre une machine à laver ( c’est quoi déjà le bouton de démarrage ?) à la posture anticapitaliste ( je n’ai pas eu d’éducation bourgeoise comme toi !).

Il est vrai que nettoyer est une distinction. Annie Ernaux l’a magnifiquement écrit [2],  à propos des plinthes, quand elle découvre, dans le regard d’une amie (et d’une chipie), que, chez elle, les plinthes sont sales, et que ces choses qu’elle ne regardait pas, qu’elle n’imaginait pas devoir être propres, dénonçaient son insuffisance, révélant qu’elles ne sont pas du même monde. Les femmes s’épuisent ainsi à rivaliser avec les demeures emplies d’objets précieux et cependant sans une trace de poussière ou de saleté, c’est-à-dire des lieux entretenus par des armées de domestiques. C’est une part de la séduction de la merveilleuse série Downtown Abbey, dont le générique parcourt un intérieur immense et luisant comme les meubles polis par les ans évoqués par Baudelaire[1], avec ses vases pleins de fleurs fraiches et la table où l’on aligne l’argenterie, pour finir sur un plumeau caressant le lustre aux pampilles de cristal. Car il y a une indiscutable beauté de la propreté. Et, sans domesticité et bourgeoisie, elle irrigue beaucoup de romans comme une représentation de la qualité de l’âme, de l’implication de l’occupant de la demeure dans la préservation de la vie et du bonheur. C’est le cas par exemple dans les beaux romans de Duong Thu Huong. Car la saleté englue. Elle est consentement à la vermine et au mal. Elle s’apparente à la mort.

C’est pourquoi il est pénible d’évoluer dans la saleté de l’espace public. Les rues et les métros non nettoyés nous disent que les services publics ne nous respectent plus. Et on ne peut admirer les bacs à fleurs au milieu de la crasse. On regrette les grilles à l’entrée des immeubles pour enlever la crotte de ses souliers. On devient japonais en enlevant ses chaussures dans l’entrée. Cela nous rappelle peut-être (parce que nous sommes tous des paysans dans notre mémoire) la boue des champs collée à nos semelles. Mais la boue nous semble propre désormais.

Notre monde ne manquant pas de paradoxes (et d’injonctions paradoxales), les recettes de madame Proprette sont désormais partout sur internet. C’est ce qu’on appelle les « conseils de grand-mère ». Le souci de l’environnement et le rejet de tout ce qui est « chimique » cohabite désormais avec les impératifs d’hygiène pour nous ramener, nous les Sisyphes, vers le travail dont nous nous pensions délivrées (ce qui tombait bien car les horaires de bureau sont peu compatibles avec une maison tenue comme celles de nos grands-mères). Nous voici donc avec des lessives non polluantes qui ne détachent plus, la pression pour cuisiner avec des produits frais, biologiques et chers (mais il suffit de retrouver les plats mitonnés à l’ancienne bien sûr, où avais-je la tête ?), l’obligation de faire du compost, la promotion du vinaigre d’alcool et des pierres blanches naturelles pour astiquer, les couches lavables et bientôt la machine à laver à pédales (si, si, ça existe). ll faudra donc nettoyer dix fois plus longtemps. Sauf si les robots peuvent nous remplacer. Le robot nettoyeur bio, voila un marché. Voila l’avenir.

Heureusement, on peut utiliser ce verbe pour quelques autres situations. Nettoyer son jardin est assez proche du travail domestique, d’autant qu’il fait éviter le glyphosate désormais, mais nettoyer son assiette est plus joyeux et plus varié. Nettoyer un territoire ennemi, nettoyer la mer des corsaires ou les chemins des voleurs est plus masculin. Nettoyer au Karcher a été présidentiel. On peut aussi, malheureusement, être nettoyé par un voleur, par une crise économique, par une maladie.

Lorsqu’il s’agit du corps pourtant, nous changeons de verbe. Nous nous lavons. Les anglais utiliser to wash (et non to clean), et les espagnols lavar (et non limpiar). Il y a de l’eau dans le lavage. C’est en apparence toute la différence. Le verbe laver est plus fréquent et présent dans de nombreux proverbes, qui ont cependant perdu de leur actualité. Ainsi, si c’est en famille qu’on devrait laver son linge sale, de nos jours les réseaux sociaux font office de lessiveuse collective. Ou d’exécution publique pour nettoyer tout ce qui fait tache. Beaucoup de ces proverbes et dictons anciens semblent indiquer d’ailleurs qu’il est plus facile de laver ses mains que son honneur.  Mais si l’injure se lave toujours dans le sang, comme l’écrivait Flaubert, l’océan tout entier ne saurait laver les mains souillées de sang.

« Je m’ennuie tellement ce soir que je suis allé trois fois de suite dans la salle de bains pour me laver les mains » écrivit Kafka dans son journal. Il faut bien oublier que nous terminons en poussière.

 

[1] http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/charles_baudelaire/l_invitation_au_voyage.html

[2] Dans La femme gelée

7 réflexions sur “Nettoyer

  1. Voilà un texte magnifique qui fait réfléchir !
    Ma mère était ou est féministe, je n’ai pas appris à laver, nettoyer, repasser, coudre… puisqu’elle n’était pas là pour transmettre ces actes.
    Mon père, qui m’a élevé, ne m’a pas plus transmis cela.
    Ma fille est très récalcitrante au Menage et dans son couple c’est son mari qui s’y colle. Lui a été elevé par une mère seule qui le lui a transmis.
    Désolée d’être un peu longue mais TOUT cela pour dire que l’éducation est là et peut TOUT changer. On imite ou on prend le contrepied.
    Parfois, faire le Menage fait du bien à la tête et la nettoie! 😁
    Belle journée.

    Aimé par 2 personnes

  2. J’aime ta plume Aline, bien plus que le plumeau, merci pour cet article !!

    Zouk Machine chantait « Maldone » (référence moins littéraire que les tiennes si bien choisies) :
    Nétwayé, baléyé, astiké
    Nettoyer, balayer, astiquer
    Kaz la toujou penpan
    La maison est toujours propre
    Ba’w manjé, baw lanmou
    Je te fais à manger, je te donne de l’amour
    E pou vou an kafey an chantan, Ha
    Et pour toi je le fais en chantant »

    donc ménage – cuisine – sexe, OK
    puis la menace tombe :

    « Wo ho si’wvlé ké pou nou dé sa kontinué
    Si tu veux que ça continue entre nous
    Ban fil pou mwen pé boujé
    Relâche la corde pour que je puisse bouger »

    qu’on se le dise ;-)…

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  3. On peut juger cette répétition comme une forme de bonheur ou du moins comme un bonheur rassurant de voir que les choses sont à leur place, que les actes sont attendus. Mais cela demeure d’un ennui chronophage ! La condition féminine a heureusement évolué, on ne saurait dévaloriser une femme qui ne se prête plus au jeu du nettoyage tant l’homme a su soustraire de sa vie l’ensemble de ces tâches. Quant à penser les relations humaines dans l’enceinte domestique, elles ne sont probablement pas les plus heureuses ou du moins pas les plus pérennes dans ce qu’elles apportent à chacun; mais elles ont le mérite de fixer notre existence autour d’objectifs qui donnent l’illusion que le couple aspire bonheur partagé.

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