Retrouver

T.S._Eliot,_1923

Cette nouvelle rubrique, Bref, regroupera les citations que j’ai glanées au fil des années, en poésie ou en prose, avec un commentaire plus court que d’habitude. J’espère qu’elle vous intéressera et sera plus rapide à lire ! Elle me permet aussi de me laisser un peu de temps dans une période assez complexe.

Me voici donc à mi-chemin, ayant eu vingt années –
En gros vingt années gaspillées, les années de l’entre-deux guerres –
Pour essayer d’apprendre à me servir des mots, et chaque essai
Est un départ entièrement neuf, une différente espèce d’échec
Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots
Que pour les choses que l’on n’a plus à dire, ou la manière
Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative
Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé
Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore
Parmi le fouillis général de l’imprécision du sentir,
Les escouades indisciplinées de l’émotion. Et ce qui est à conquérir
Par la force et la soumission a déjà été découvert
Une ou deux fois, ou davantage, par des hommes qu’on n’a nul espoir
D’égaler – mais il ne s’agit pas de concurrence –
Il n’y a ici que la lutte pour recouvrer ce qui fut perdu,
Retrouvé, reperdu : et cela de nos jours, dans des conditions
Qui semblent impropices. Mais peut-être ni gain ni perte.
Nous devons seulement essayer. Le reste n’est pas notre affaire.

So here I am, in the middle way, having had twenty years—
Twenty years largely wasted, the years of l’entre deux guerres
Trying to learn to use words, and every attempt
Is a wholly new start, and a different kind of failure
Because one has only learnt to get the better of words
For the thing one no longer has to say, or the way in which
One is no longer disposed to say it. And so each venture
Is a new beginning, a raid on the inarticulate
With shabby equipment always deteriorating
In the general mess of imprecision of feeling,
Undisciplined squads of emotion. And what there is to conquer
By strength and submission, has already been discovered
Once or twice, or several times, by men whom one cannot hope
To emulate—but there is no competition—
There is only the fight to recover what has been lost
And found and lost again and again: and now, under conditions
That seem unpropitious. But perhaps neither gain nor loss.
For us, there is only the trying. The rest is not our business.

TS Eliot : East Coker Quatre Quatuors

Thomas Stearns Eliot (26 septembre 1888 – 4 janvier 1965), est un poète, dramaturge et critique littéraire américain naturalisé britannique. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1948. Suivant l’Encyclopaedia Universalis

C’est une des grandes figures, sinon la plus grande, du monde littéraire anglais de la première moitié du xxe siècle. Rénovateur de la poésie, instigateur d’une nouvelle attitude critique, expérimentateur dans un domaine de la création dramatique d’où le génie anglais s’était absenté depuis trois siècles, réconciliant l’intelligence et la sensibilité, profondément classique de culture et de pensée, mais hardi de forme et d’expression jusqu’à confondre la modernité, il incarne en quelque sorte les nostalgies et les ambitions de l’homme civilisé européen imprégné de l’héritage judéo-gréco-latin dont il veut affirmer la survivance au cœur même du monde contemporain. Peut-être est-il un des derniers humanistes au sens classique du terme.

 

Sa poésie est à la fois très savante et très concrète, physique, empreinte du souvenir de sa jeunesse dans le Missouri, à la lisière de l’Ouest américain et proche du Mississipi.

Ce poème est le second de Four Quartets. Écrit durant la Seconde Guerre mondiale, il a été publié en 1940.

East Coker est un village du Somerset que T.S Eliot venait de visiter et dans lequel se trouvait la maison de ses ancêtres. Ses cendres y ont été placées dans l’Église.

L’extrait que j’ai choisi est la cinquième partie du poème et il me touche profondément. Il est parfois interprété comme l’aveu d’un échec de l’écriture d’Eliot dans l’entre deux guerres, de ses efforts pour donner de nouvelles significations aux mots. Je le lis pour ma part comme une très belle et très juste évocation du travail littéraire (et sans doute artistique) en tant qu’effort toujours menacé d’échec et modeste de renouveler l’expression de choses que nos prédécesseurs ont déjà exprimé et donc de retrouver, à notre manière, ce qui pourrait être perdu. Et vous ?

Quelques sources et liens sur East Coker et T.S.Eliot

Henri FLUCHÈRE, « ELIOT THOMAS STEARNS – (1888-1965) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 31 août 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/thomas-stearns-eliot/

Sur le blog Rumeur d’espace

L’intégralité du texte lu par un de mes acteurs favoris, Jeremy Irons

8 réflexions sur “Retrouver

  1. Quel texte. Je suis frappée par le choc culture classique/modernité que vous évoquez, et la précision dans la façon de nommer et d’illustrer ses émotions et pensées. Etre savant et concret, sans aucune prétention… Merci de ce partage d’un écrivain que je connaissais de nom mais n’avais jamais fait l’effort de lire.

    Aimé par 2 personnes

  2. Oui, travail littéraire des recherches et tentatives pour trouver « le sens des mots ». 😉
    Rien à perdre. Rien à gagner. Juste le sens. Suivre le chemin à travers son propre langage et marcher dans les traces que d’autres ont laissé avant nous. Du moins, essayer…

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  3. Je sympathise avec Eliot. C’était un grand homme. Pas très optimiste, quand même, mais déjà… y avait-il raison d’être très optimiste quand on songe au monde (industriel et o combien moderne…) d’où surgit « Prufrock » ?
    Pour le sens des mots… depuis plus de vingt ans que je fais de la traduction de Shakespeare, en collégialité avec trois autres personnes, entourée de (très) vieux dictionnaires, je peux dire qu’il y a un énorme plaisir à ressusciter des mots qui sont tombés dans l’oubli. Oser écrire, ou même parler un mot qui est enterré depuis longtemps est une petite pierre apportée à l’oeuvre de la civilisation, et surtout, à la pérennité du Verbe, ce Verbe qui est notre Maître incontestable (même si nous sommes trop inconséquents, la plupart d’entre nous, pour pouvoir le reconnaître…) et que nous devons servir, du mieux que nous le pouvons, pour notre petit salut. Quand on songe que les mots.. meurent, mais ressuscitent, c’est réconfortant. Il ne s’agit pas de se rendre intéressant, je crois, mais à oeuvrer pour la pensée, au sens large, dans la mesure où penser et sentir sont les deux faces d’une même pièce.

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  4. J’ai oublié de vous parler de ma dernière lecture, « The Portrait of a Lady » de Henry James, un expatrié comme Eliot. Un roman chef d’oeuvre qui invite à une réflexion féconde sur le statut de la femme, surtout américaine, et ses difficultés dans le monde moderne. Je ne suis pas bien avancée dedans, mais c’est d’autant plus intéressant que James commente ses oeuvres en préface, et ça, en soi, est déjà précieux.

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