Finir

chut-dix-films-dont-il-ne-faut-surtout-pas-raconter-la-fin,M410739

Une animatrice d’atelier m’avait un jour suggéré un texte titré Mademoiselle Encours (c’était l’époque surannée et coupable où l’on disait encore mademoiselle). L’idée était, je crois, de me faire travailler ce qui m’empêchait de terminer un écrit. De mettre un point final. Kafka écrivit dans son journal intime : Je n’arrive à rien finir, parce que je n’en ai pas le temps et que cela urge tellement au fond de moi. Sans me comparer à Kafka, je ne peux que lui donner raison. Tout court en décalage, surtout aujourd’hui, le temps mesuré par mes divers calendriers (Outlook, gmail) et celui que mon esprit met à saisir ce que je voudrais écrire (bien que je sois passée des carnets aux mails qu’on s’envoie, voire à l’enregistreur vocal du smartphone.)

Finir, le dictionnaire d’Alain Rey nous le dit, est mener à sa fin, terminer, clore, arriver au port, aboutir, conclure. Seule la fin nous dit qu’une œuvre est achevée.  Mieux encore, finir est mener « à un point de perfection». Finis coronat opus, la fin couronne l’œuvre : les actions seront jugées d’après leur aboutissement ou leur conclusion. La fin doit donc être réussie. En toute chose, il faut considérer la fin nous alerte La Fontaine par la voix du Capitaine Renard. La perfection, chacun le sait, est difficile à atteindre. Et définir la fin du livre parfois tout autant. Je me souviens d’avoir écouté John Irving (que j’ai beaucoup lu) sur une vidéo un peu foutraque (il ne semble pas très expert dans ces outils modernes) dire qu’il sait quelle est la fin du livre avant de l’écrire, il ne peut pas écrire sans connaître la fin, dans tous ses détails. C’est un peu comme ça que je réussis à boucler les notes de service, les courriels professionnels ou les éléments de langage. Je sais où je vais. Quel doit être le message. Cela ne m’empêche pas de les réécrire un peu trop, mais je suis stoppée par le gong, ça doit partir maintenant !

En littérature c’est différent. Mais tu écris encore ? disent les amis, le conjoint. Tu n’as pas fini ? Tu recommences ? Tu ne devrais pas plutôt profiter du soleil ? Tu ne suis pas la série ? Ils pensent certainement : mais qu’est ce que c’est que ces projets littéraires qu’on ne voit jamais aboutir (on ne l’a jamais vue à La Grande Librairie, après tout). Quand on ne passe pas à la télé, écrire est, comme l’écrit Clément Rosset, le plus vain des travaux mais aussi le plus laborieux et le plus pénible, sans certitude d’aboutissement, faisant figure de travail supplémentaire et non payé. Il s’apparente à cette autre occupation chronophage et sans fin, nettoyer.

Je me souviens d’un texte que je n’ai pas eu à finir. Mon ordinateur de l’époque, un Amstrad, a mis le holà à mes réécritures en détruisant l’œuvre en cours d’achèvement, par un de ces incidents informatiques dont ces appareils ont le secret. Il me connaissait donc bien, il savait que l’angoisse de mademoiselle madame Encours était de faire lire ce texte achevé à quelqu’un. Il pourrait être mauvais, bien entendu, il pourrait aussi dire à tout le monde ce qu’elle était, ce qu’elle ne souhaitait pas dire. Mais, alors, pourquoi l’écrire ? Questions sans fin (je suis assez spécialiste des questions, me dit-on).

Pourtant j’ai fini un certain nombre de textes, qui restent en souffrance, non achevés, parce que j’ai renoncé à les publier. Ils sont sagement rangés dans des répertoires Windows. Certains sont regroupés dans le même thème (j’en ai fait plusieurs versions puisque les éditeurs m’ont écrit Ah c’est pas mal c’est presque bon mais pas tout à fait). Stressant. Un ami twitto m’a récemment suggéré d’en faire un nouveau livre, le livre des manuscrits qu’on change pour atteindre la perfection de la publication. Publish or perish comme on dit dans l’université. Dans ce domaine (universitaire), je parviens à finir. C’est publié, sur papier, sur Cairn, sur Persée, en open edition. C’est cité (Academia.edu m’écrit Nous avons trouvé une nouvelle mention ! Achetez la version Premium et vous ne manquerez aucune mention !). Une fois finis et publiés, je les oublie. Hop. Bulma Zeigarnik, une jeune psychologue russe a donné son nom à ce phénomène en observant les serveurs d’un restaurant autrichien qui se souvenaient de commandes complexes et les oubliaient dès qu’elles étaient réglées : nous fixons en priorité notre attention sur ce que nous n’avons pas fait en donnant moins d’importance à ce que nous avons réalisé. Il parait que ça contribue au syndrome d’épuisement professionnel, on est obsédé par les choses qu’on n’a pas finies.

Pour revenir aux angoisses de mademoiselle madame Encours un accord de publication semble indispensable pour se rassurer. Sans publier, qui nous dira ce que ça vaut ? Certainement pas la famille qui, bienveillante et somnolente (voire indifférente), relève les fautes de frappe après une longue et pénible relecture. Il est si rare qu’un lecteur qui n’est ni un parent, ni un débiteur, ni un vieil ami qui tient à dîner encore avec vous vous dise que ça vaut quelque chose à ses yeux. Quand ça arrive, on peut avoir assez confiance, tout à coup, pour publier en ligne. Sur le blog, par exemple, comme cette série de poèmes devenus dialogue qui viennent de sortir de leur long sommeil. L’angoisse se déplace alors vers la peur de trop se livrer. Mais, encore une fois, pourquoi écrire en ce cas ? Comme l’a relevé récemment Alain Lecomte dans sa belle défense d’Annie Ernaux la honte d’avoir osé dire ce qui ne se dit pas n’ôte rien à la nécessité d’écrire sur les réalités qui s’emparent du destin d’un être humain. Ainsi la traversée du désir dans le transfert.

Les psychanalystes qui vont toujours à l’essentiel jugent que ne pas finir c’est croire qu’on ne va pas mourir. Fuir cette réalité de la mort, de la finitude, de notre fin. Alors on réécrit comme si on avait tout le temps. On écrit une autre réalité, peut-être. Car si la vie s’écrit, l’écriture prend vie, c’est le parallélisme exprimé dans une phrase de La contrevie de Philip Roth. Steven Sampson dans son article Roth spéculaire le relève : And as he spoke I was thinking, ‘‘ the kind of stories that people turn life into, the kind of lives that people turn stories into”. Ici, la traduction détruit l’ambiguïté, tout devient faussement limpide : « À mesure qu’il parlait, je me disais : ‘‘Cette façon qu’ont les gens de réécrire l’histoire de leur vie, ces vies dont les gens font une histoire’’. » Je l’aurais traduite ainsi : « Ce genre d’histoire que devient la vie des gens, le genre de vie que deviennent leurs histoires. » Vie et écriture sont mises sur le même plan, aussi réelles, et irréelles, l’une que l’autre.

Il faudrait en finir avec ces efforts inutiles aux yeux de tous. En finir avec est d’ailleurs la recherche suggérée Google la plus fréquente sur ce verbe, en dehors des conjugaisons. En finir avec les tabous, avec les violences, avec la guerre, avec les idées reçues, la cigarettes, le reflux gastrique. Si l’on ne précise pas avec quoi on veut en finir, il s’agit de la vie. De soi. Ma mère a dit qu’elle voulait en finir quand j’ai commencé à vivre, depuis que j’ai commencé à vivre. C’est pourquoi je ne peux cesser d’écrire. Ne serait-ce que pour éviter la perte. Il ne faut pas laisser le dernier mot au verbe finir.

2 réflexions sur “Finir

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s