Campagne

Couleur murale, passé ocre, brèches impatientes : la lumière a laissé sur les fermes abandonnées, quelques fenêtres interdites au présent. Tout autour, loin des rumeurs du trafic, l’antienne frémissante de l’eau qui roule sur les grains arrondis des lits cabossés. Nous nous tenons à portée de murmure dans les chemins creux, escortés par l’ombre des aqueducs, là où l’horizon irrigue l’azur du vol erratique des corbeaux.
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Le ciel s’est assombri à l’approche de l’orage, des feuilles grises et dorées se sont glissées entre les pointes de tes seins. La voûte du ciel s’est allongée sur nous – tu as posé sur mes lèvres un long baiser vertical. Je me suis enfoncé dans une odeur de limon – le sol, sans doute, s’est dérobé dans les mouchetures de ta peau – et des pierres ont planté leurs dents silencieuses dans l’argile épaissi de mon sang : nous avons mélangé nos rêves en attendant la douloureuse plainte de l’intime. Ce n’était pas la fin du jour ?

Grace à tes mains sur ma poitrine, je reconnais les dernières ondées du temps, mon corps est une maison de terre durcie par les battements de ton sexe. Elle s’écroule à chaque gémissement dans une jouissance de craie.

2 réflexions sur “Campagne

  1. « Campagne » reprend les mêmes thématiques que « Plage » : Importance du paysage, corps et mémoire, perte et écriture. Les deux textes reprennent également des métaphores et un vocabulaire communs (argile, gémissement…) et suivent une structure similaire : installation du décor, fusion des corps, écriture. Pourtant l’auteur nous donne à lire un texte à la coloration plus sombre. En effet, si « Plage » se distinguait par une écriture qui captait le lecteur par l’émotion des images « Campagne » utilise une écriture qui crée une tension narrative et emprisonne son lecteur dans un monde à la frontière de l’onirisme et de la réalité. Le narrateur dépeint un paysage désolé et solitaire. La rivière a remplacé la mer et son espace infini, le bleu du ciel est assombri par le vol erratique des corbeaux. La lumière blanche de l’été laisse la place au camaïeu des ocres hiémaux.

    Dans le premier paragraphe, le narrateur décrit le paysage comme on pose un décor. Il commence par appliquer un aplat de couleur (« couleur murale ») puis ajoute les touches, les éléments du décor (« fermes abandonnées », « rumeurs du trafic », antienne frémissante ») pour finir sur l’image des amants (« nous nous tenons »). On retrouve dans ce texte, comme un mouvement de caméra qui part d’un panorama large puis qui resserre progressivement sa focale sur les acteurs principaux du drame qui va se jouer. Ainsi, le lecteur en suivant le déplacement de la caméra, comme si la scène se déroulait devant ses yeux, s’immerge à son issu dans l’univers du narrateur. Cette technique permet ainsi d’instaurer une tension narrative, mais aussi émotionnelle. En outre, l’utilisation de figures de style telles que la personnalisation, la synesthésie, les métaphores vont faire de ce paysage un personnage à part entière qui deviendra catalyseur de sens.  

    Le paysage devient une personne tout d’abord par des effets stylistiques : personnification et synesthésie d’éléments le composant donnant lieu à de magnifiques métaphores comme « La lumière (qui) a laissé sur les fermes abandonnées quelques fenêtres interdites au présent. », ou encore « des brèches impatientes »,  « l’antienne frémissante », « murmure des chemins creux », rumeur du trafic ». Ainsi, dans l’expression « antienne frémissante », on peut identifier à la fois une personnification et un effet synesthésique. Personnification de l’eau de la rivière qui chante une mélodie ancienne ; effet synesthésique, car l’antienne est frémissante, c’est-à-dire tout à la fois troublée par les émotions du passé et impatiente de chanter son histoire… Le paysage est très bavard. C’est un lieu ou le lecteur est à la fois étourdi par les sollicitations auditives et visuelles de ce décor rendu vivant, mais qui par contraste attire d’autant plus son attention sur les éléments silencieux du texte (« les fenêtres interdites au présent », « l’ombre des aqueducs »).

    De fait, l’incipit du texte poétique révèle ce que la personnification de ce paysage onirique symbolise pour le narrateur. « La couleur murale » pose les limites (mur) d’un monde clôt temporellement et spatialement. Temporellement par la fermeture de certaines « fenêtres interdites au présent » qui peuvent représenter pour le narrateur des souvenirs inaccessibles, douloureux ou encore des occasions manquées, mais aussi l’absence dans le présent de personnes chères. C’est un paysage également circonscrit spatialement comme si le narrateur se tenait dans un lieu invisible à l’agitation du monde et qui pourtant l’environne (« rumeur du trafic »). C’est dans cet univers onirique conçu comme une bulle spatio-temporelle que va s’exprimer des souvenirs, des sensations, des personnes qui s’infiltrent par des « brèches impatientes » (qui s’opposent à « quelques fenêtres interdites ») et dont le bavardage, « le murmure dans les chemins creux » entoure le narrateur et l’être aimé (« nous nous tenons »).

    Ce premier paragraphe qui explore un paysage onirique semble préparer le lecteur à un voyage dans le temps («  passé ocre ») et dans la mémoire du narrateur qui est à l’image «  de l’eau qui roule sur les grains arrondis des lits cabossés ». L’eau qui roule symbolisant le temps qui passe, lisse, adoucit les souvenirs douloureux des blessures de la vie (« les lits cabossés »). Cependant, le dernier paragraphe se termine en introduisant une tension émotionnelle qui annonce les prémices d’un drame à venir ou un glissement vers un aspect obscur du passé du narrateur (« vol erratique des corbeaux » et « ombre des aqueducs »).

    « Le ciel s’est assombri à l’approche de l’orage », cette expression qui personnifie le ciel et ouvre le paragraphe suivant accentue la tension narrative et émotionnelle introduite dans la toute fin du premier paragraphe. Elle vient en quelque sorte confirmer les mauvais présages qui concluaient le premier paragraphe. Elle contient deux niveaux de lecture. D’une part, elle confirme au lecteur le drame à venir (tension narrative) et d’autre part, elle revêt une signification symbolique de l’orage des sentiments qui va s’emparer du narrateur (dérèglements des sentiments) et anticipe la violence de leur déploiement. Cette expression annonce le dénouement du drame, puisque le narrateur a déjà vécu et peut-être même rejoué des dizaines de fois cette scène. La suite de la phrase introductive « des feuilles grises et dorées se sont glissées entre les pointes de tes seins » donne une information importante au niveau de l’énonciation. L’utilisation de la deuxième personne du singulier indique que ce texte est une adresse à l’être aimé. Il instaure un dialogue qui permet au narrateur de matérialiser la présence de celle qui n’est plus aujourd’hui qu’un fantôme du passé. En outre, « les feuilles » peuvent sur un plan strictement littéral n’être qu’un élément du paysage hivernal (les feuilles de l’arbre). Leur couleur « grise » et « dorée » confirmant la saison froide pendant laquelle se déroule l’histoire. Mais d’un point de vue métaphorique, les feuilles peuvent être vues comme les pages sur lesquelles sont consignés les souvenirs heureux et tristes associés à l’amante. Enfin, les seins nus annoncent la relation charnelle qui va avoir lieu. « La voûte du ciel s’est allongée sur nous » est une très belle image, riche en signification. Elle représente l’intimité de la scène sur laquelle le ciel dépose un voile pudique pour protéger les amants des regards indiscrets. On retrouve l’image du paysage comme bulle spatio-temporelle du premier paragraphe. Le ciel représente également l’infini et l’osmose avec les éléments naturels présents dans le poème « Plage ». Le déploiement horizontal et protecteur de la voûte du ciel contraste avec la verticalité du baiser que pose l’amante sur les lèvres du narrateur. Il peut traduit l’union des opposés (Ouranos et Gaia), mais la verticalité du baiser évoque surtout un poignard qui s’enfonce profondément dans les entrailles du narrateur. Les émotions, la passion que l’amante a déclenchées en lui sont une blessure qui reste béante. Le baiser représente le point de basculement de la narration. Le paysage présenté comme neutre ou même protecteur devient un élément qui va se dresser contre le narrateur en même temps que la silhouette de l’amante s’efface progressivement. Le narrateur s’est « enfoncé dans une odeur de limon », tandis que le corps de l’amante s’est transformé en « mouchetures de peau. Le corps de l’être aimé s’est dérobé sous lui et le narrateur n’a enserré dans ses bras que le limon du bord de la rivière. Ce dernier semble perdre pied dans sa déambulation onirique et frôle le cauchemar avec l’irruption d’éléments du monde réel qu’il vit dans un premier temps dans un déni (“le sol, sans doute, s’est dérobé…”). Et cela, malgré la douleur causée par la morsure des pierres. “Des pierres ont planté leurs dents silencieuses…” renvoie à la douleur infligée par l’être aimée au moment de la rupture et qui a laissé des cicatrices profondes. Ici, il faut saluer l’habileté de l’auteur a manié les images pour superposer deux niveaux de lecture. Le narrateur semble, en effet, continuer de vivre dans l’illusion d’une relation charnelle, tandis que le lecteur a conscience que le narrateur s’enfonce dans sa folie hallucinatoire : les éléments du paysage se transforment et remplacent l’amante qui se dissout progressivement dans l’univers onirique qu’il a construit à partir des souvenirs du passé. Ce que vient confirmer la suite du texte. Ainsi “l’argile épaissie de mon sang” exprime symboliquement la stagnation du narrateur dans un passé, après la rupture amoureuse qu’il ne peut ni oublier ni dépasser. Son sang s’est figé au moment de la rupture comme sa vie tout court. Cependant, dans les dernières phrases de ce paragraphe, le narrateur laisse entendre qu’il est conscient de sa folie et de son impuissance à changer le cours de son histoire, mais revivre ces scènes qui lui rappellent douloureusement l’absence de l’amante est la seule façon qui reste de maintenir l’illusion de sa présence. Ainsi la dernière phrase interrogative “Ce n’était pas la fin du jour ?” sonne-t-elle comme une supplique, une prière par rapport à la phrase qui ouvre le paragraphe : “Le ciel s’est assombri”. Le narrateur supplie clairement qu’il ne faut pas que l’illusion prenne fin. 

    Dans le dernier paragraphe semble pointer une légère espérance dans l’acte d’écriture qui assume une dimension performative et est une façon détournée de fixer dans un présent toujours recommencé de l’amante disparue. Le narrateur peut revivre des sensations et des souvenirs qui maintiennent vivante la présence de l’amante dans son esprit. Il reconnaît également le poids et l’emprise de l’être aimée sur son corps et ses sentiments (“grâce à tes mains sur ma poitrine”). L’utilisation du verbe “reconnaître” dans “je reconnais les dernières ondées du temps” a toute son importance pour montrer comment l’écriture lui permet de vivre ses souvenirs dans l’illusion d’une éternelle première fois. Il y a un peu de tragique nietzschéen dans ce poème. Des indices textuels montrent que le texte forme une boucle. “Mon corps est une maison de terre durcie par les battements de ton sexe”. La maison de terre durcie » renvoie aux « fermes abandonnées » et au « passé ocre ». La maison s’effondre après chaque jouissance de craie (écriture). Cette maison qui s’écroule peut être vue comme une métaphore de l’effondrement intérieur face au souvenir de l’amante disparue, un effondrement qui survient après chaque tentative de revivre les moments passés. Seul l’éternel recommencement du poème qui tourne en boucle permet au narrateur de tenir debout.

    « Mon unique espérance est dans mon désespoir », Bajazet (1672), I, 4, Atalide de Jean Racine

    « Vous pouvez me destituer de ma gloire et de ma puissance, — mais non de mes chagrins : je suis toujours roi de ceux-là. », Richard II de William Shakespeare

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    • belle et complète analyse, chère madame L, pour cette déambulation dans une rêverie initiée par la vision, non loin de chez moi, d’une demeure abandonnée (aux fenêtres murées). Le paysage – celui-ci, en tout cas – a animé des souvenirs qui sont autant de déambulations dans des lieux « connexes » – les sous-bois du Garon, les aqueducs de l’ouest lyonnais. La sensation de l’amour physique d’un vieil amant est venue sans que je puisse m’en défendre : sensation de l’effondrement de soi dans l’acmé…

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