Saisir

J’ai longtemps écrit pour fuir le regard vide du suicide, mes phalanges étaient des tiges à demi détachées du cœur battant des paumes.

J’ai longtemps écrit à l’envers de l’absence, l’eau noire de la première mort montait de chaque silence, elle noyait le nom que je traçais.

Mes mains ne savaient pas tenir, retenir, serrer; je m’efforçais de garder mon corps à flot, de le réchauffer sous la main des hommes, leurs doigts curieux, leur sexe tendu comme l’espérance.

Formuler et saisir sont choses équivalentes. Il m’a fallu la vie pour en faire une fleur qui ait l’odeur de ton amour.

6 réflexions sur “Saisir

  1. Il n’y a vraiment que l’amour qui vaille la peine.
    Et le dos au mur, je crois qu’il y a mille vies qu’on peut faire.
    Très beau texte et belle chute (positive hahaha) !
    arigondas.canalblog.com

    Aimé par 1 personne

  2. J’ai lu et relu à haute voix « mes phalanges étaient des tiges à demi détachées du cœur battant des paumes » comme pour tenter de capturer la beauté profonde de ces mots…
    Tout le texte est d’une force étincelante.
    Quelle belle découverte que cet espace !

    Aimé par 1 personne

  3. Le poème « Saisir » parle du lien intime que la narratrice a tissé au cours de sa vie avec l’écriture. Elle explique comment, au fil du temps, l’écriture est passée d’une échappatoire face à l’angoisse existentielle à un moyen d’exprimer ses émotions et de transcender l’absence de sens de la vie. Le texte est structuré en quatre petits paragraphes, chacun d’eux composé d’une seule phrase qui pourrait presque se lire comme une série d’aphorismes. Les deux premiers paragraphes commencent par le même motif « J’ai longtemps écrit » qui d’un point de vue stylistique instaure une musicalité. Ce leitmotiv donne au lecteur le sentiment d’entrer dans un voyage introspectif de la même manière que le fait l’incipit de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ».

    La narratrice effectue un parallèle entre le long chemin qu’elle a parcouru pour apprendre à exprimer ses sentiments dans la vie réelle et le temps qu’il lui a fallu pour apprendre à écrire : « Formuler et saisir sont choses équivalentes ».

    Dans le premier paragraphe, la narratrice commence par montrer comment elle a utilisé l’écriture comme moyen d’échapper à son angoisse existentielle : « J’ai longtemps écrit pour fuir le regard vide du suicide ». S’enivrer de mots a été une façon de ne pas affronter le tragique de la vie, son absurdité et la mort inévitable. L’écriture est vue comme un leurre, une compulsion de remplissage pour se donner une fausse impression de plein. L’assonance en « i » et les allitérations en « t » et « d » contribuent à renforcer l’idée d’angoisse et de vide. Le son « i » que l’on retrouve dans les mots « écrit », « fuir », « vide », suicide », « tiges », « à demi » résonne comme un cri de souffrance, tandis que les allitérations en « t » et « d » qui rythment la phrase (« tiges », « détachées », « battant », « suicide », « vide », « demi », « détachées ») claquent violemment pour appuyer l’implacabilité de ce tragique. Le « cœur battant des paumes » métaphore de l’élan vital et « les phalanges », « tiges à demi détachées » suggèrent que la narratrice utilise les mots à la fois pour se couper de ses propres émotions, elle utilise les mots à la fois comme une armure, se couper de ses propres émotions, et comme une ancre qui lui permet de s’accrocher à la vie par le fil tenu de l’écriture.

    Dans le second paragraphe, la narratrice dit qu’elle a longtemps « écrit à l’envers de l’absence, l’eau noire de la première mort montait de chaque silence, (elle) noyait le nom qu (» elle) traçait ». L’écriture est alors un moyen de combler le vide spatial et vocal laissé par la disparition des personnes chères disparues. En noircissant les pages de « l’eau noire » (l’encre de son stylo), la narratrice tentait vainement de masquer l’absence des êtres aimés. L’écriture remplissait l’espace des pages blanches pour lui faire oublier les espaces béants de son entourage familier provoqués par leur disparition. Par leur cacophonie, les mots bavards masquaient également le silence des morts. Mais le bruit ne remplace pas une mélodie ni ne fait disparaitre la mélancolie et le chagrin. Ainsi, l’eau noire qui noie le nom symbolise l’incapacité de la narratrice à exprimer ses émotions. L’écriture devient alors un étouffoir qui lui permet de masquer sa souffrance et de se protéger de la réalité. Le nom de l’être cher disparu est effacé symboliquement par le noir de l’écriture.

    Dans le troisième paragraphe, la narratrice explique pourquoi elle ne savait pas écrire en effectuant un parallèle avec sa vie réelle, son vécu. Ses « mains ne savaient pas tenir, retenir, serrer » est une façon de dire qu’elle contrôlait ses sentiments et ses émotions, qu’elle les empêchait de s’exprimer pour ne pas avoir à souffrir puisque la vie n’a pas de sens que la mort nous attend tous, que l’on finit toujours par perdre ceux qu’on aime. Vivre c’est faire face à la souffrance et l’accepter. La narratrice a longtemps préféré survivre comme le suggère « Je m’efforçais de garder mon corps à flot » y compris dans ses relations amoureuses. Elle prenait la chaleur des corps des hommes comme un leurre qui mimait la vie, mais laissait ces derniers sur leur faim, frustrés comme le souligne « leurs doigts curieux, leur sexe tendu comme l’espérance ». Cette expression traduit le manque d’élan vital, de désir de vie, de joie qui caractérisaient les relations amoureuses de la narratrice. « Tenir, retenir, serrer » signifie engager son corps et son esprit, éprouver physiquement le monde. Prendre la vie à bras le corps, c’est un mouvement volontaire, actif qui engage le corps et l’esprit. Ce que la narratrice a finalement compris. Vivre c’est explorer ses émotions, ses sensations, ses pensées face à l’absence de sens, affronter le réel. Vivre.

    Ainsi, au sens propre, « saisir » signifie prendre avec ses mains, prendre possession, au sens figuré, le mot renvoie à la capacité d’une personne à appréhender par la pensée, distinguer par les sens, concevoir nettement, comprendre. Les deux sens se rejoignent, ce qui fait dire à la narratrice dans le dernier paragraphe : « Formuler et saisir sont choses équivalentes ». Écrire, ce n’est pas uniquement aligner des mots sur une feuille de papier ou son écran d’ordinateur, mettre en forme sa pensée, ses émotions, donner du sens, c’est un geste total qui engage le corps et la pensée, tout comme aimer. Il aura fallu à la narratrice une vie pour comprendre qu’écrire et aimer procède du même élan vital : le désir. C’est le désir qui nous permet de vivre cette vie tragique. Accepter la souffrance comme les instants de bonheurs et consacrer une vie : « pour en faire une fleur qui ait l’odeur de ton amour ».

    J’aime

    • Merci pour cette belle analyse chère L. Oui, écrire est un geste total qui est, pour moi, équivalent à aimer. Et je l’ai poursuivi parcequ’il était impossible, sinon, de trouver ce que vous nommez si justement, le désir, qui est la vie même. Le contraire du regard vide du début du texte

      J’aime

Laisser un commentaire