Mots

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Un vieil ami m’a dit récemment c’est très bien ton blog mais qu’est-ce que le mot en poésie ? Tu n’as pas fait d’article là-dessus ! Quelques temps plus tard @rogergamont qui me suit et que je suis sur twitter m’a signalé un poème sur les mots. Pour les remercier et essayer de leur répondre j’ai décidé d’écrire cet article, avec trois poèmes de Jean Tardieu et Raymond Queneau qui répondent avec finesse et humour à la question difficile du mot en poésie.

Dans Outils posés sur une table, (Poèmes pour la main droite, Formeries, 1976), Jean Tardieu écrit au lecteur (« devant vous ») que les mots qu’il connait sont les « outils » du poète. Pour renforcer cette idée, il énumère les différentes natures des mots comme autant d’outils différents (verbe, substantif ..). Cette comparaison fait de lui un artisan(1) qui utilise les pouvoirs des mots vis-à-vis de « ce qui est », notamment de réunir, séparer, éloigner, rapprocher, pour que soient « espérés ou redoutés ce qui n’est pas ou pas encore, ce qui est tout et ce qui n’est rien, ce qui n’est plus ». Avec ses mots-outils, le poète créé donc une émotion qui transforme le réel ou il créé les choses en les nommant, suivant le sens du mot poésie d’après l’étymologie grecque (poiein = créer). Enfin, il « pose » ses mots « sur la table » et s’en va, puisque le poème continue à vivre chez le lecteur.

Outils posés sur une table

Mes outils d’artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez
je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs.

Ils ont su ils savent toujours
peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher
réunir séparer
fondre ce qui est pour qu’en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n’est pas, ce qui n’est pas encore,
ce qui est tout, ce qui n’est rien,
ce qui n’est plus.

Je les pose sur la table
ils parlent tout seuls je m’en vais.

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Jean Tardieu

 

Le poème que m’a si gentiment signalé @rogergamont est un sonnet de Raymond Queneau, La chair chaude des mots, appartenant au recueil « le Chien à la mandoline », paru en 1954. Dans ce texte Queneau s’adresse lui aussi au lecteur et apparente les mots non à des outils mais à des êtres vivants (ils ont des « pieds agiles »), on les prend dans ses mains et on sent leur « cœur qui bat comme un chien ». Ce sont donc les mots du poème puisque chez Queneau, le chien est une figure du poète. Il faut les préserver de l’académisme, du bavardage, regarder juste comme ils sont faits. Le poète est celui qui donne la vie aux mots, et qui enseigne aux autres à la maintenir. Queneau reprend ici le credo formulé par Victor Hugo dans Les Contemplations : Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. 

La chair chaude des mots

Prends ces mots dans tes mains et sens leurs pieds agiles
Et sens leur cœur qui bat comme celui du chien
Caresse donc leur poil pour qu’ils restent tranquilles
Mets-les sur tes genoux pour qu’ils ne disent rien

Une niche de sons devenus inutiles
Abrite des rongeurs l’ordre académicien
Rustiques on les dit mais les mots sont fragiles
Et leur mort bien souvent de trop s’essouffler vient

Alors on les dispose en de grands cimetières
Que les esprits fripons nomment des dictionnaires
Et les penseurs chagrins des alphadécédets

Mais à quoi bon pleurer sur des faits si primaires
Si simples éloquents connus élémentaires
Prends ces mots dans tes mains et vois comme ils sont faits.

Les visions des deux auteurs se rejoignent : le poète utilise des mots ordinaires (les outils que chacun utilise chez Tardieu, les mots non académiques chez Queneau (2) avec lesquels il créé les choses et la vie pour le lecteur attentif, qui les transmettra à son tour.

Le dernier texte de Queneau, plein d’humour, ajoute une notion importante : le poète est celui qui aime les mots.

Bien placés bien choisis

Bien placés bien choisis
quelques mots font une poésie
les mots il suffit qu’on les aime
pour écrire un poème
on ne sait pas toujours ce qu’on dit
lorsque naît la poésie
faut ensuite rechercher le thème
pour intituler le poème
mais d’autres fois on pleure on rit
en écrivant la poésie
ça a toujours kékchose d’extrême
un poème
L’instant fatal (éd. Gallimard – 1948)

 

Incontro con Italo Calvino

Raymond Queneau

 

Jean Tardieu et Raymond Queneau, tous deux nés en 1903, étaient amis. Ils ont été, comme Prévert et Desnos, influencés par Max Jacob, qui mariait l’humour et la poésie, insufflant une liberté nouvelle au langage. Queneau a rejoint en 1924 puis quitté le mouvement surréaliste puis il a fondé avec François Le Lionnais l’Ouvroir de littérature potentielle, généralement désigné par son acronyme OuLiPo (ou Oulipo). Ayant une démarche proche du surréalisme parfois, Jean Tardieu ne rejoindra jamais le mouvement, de même qu’il ne sera pas membre de l’Oulipo, mais en est l’invité d’honneur en 1967.

Notes

1 : cette idée a déjà été utilisée par Nicolas Boileau dans son Art Poétique (1674) dont chacun connaît quelques phrases comme « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez » ou « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

2 : Cette question de l’utilisation des mots familiers, utilisés par tous, dans la poésie a une longue tradition, notamment depuis le Romantisme. Pour citer un grand poète anglais c’est tout l’effort de William Woodsworth

There neither is nor can be any essential difference between the language of prose and metrical composition. […] I have at all times endeavoured to look steadily at my subject. Consequently, there is in these poems little falsehood of description. […] A selection of the real language of men in a state of vivid sensation […] by fitting to metrical arrangement

Il n’existe ni ne saurait exister de différence majeure entre le langage de la prose et la composition poétique. […] Je n’ai eu de cesse de m’en tenir à mon sujet. En conséquence, ces poèmes sont très près de la véracité dans leurs descriptions. […] J’ai effectué un choix dans la langue réellement parlée par des hommes habités par une vive sensation […] [et] je l’ai adaptée à un schéma métrique. 

Pour aller plus loin

Une analyse sur Raymond Queneau et les mots dans l’Oulipo

Une analyse du texte de Jean Tardieu

 

 

 

10 réflexions sur “Mots

  1. Sous une autre forme, on pourrait aussi utiliser le poème de Vian : Un de plus

    Un de plus
    Un sans raison
    Mais puisque les autres
    Se posent les questions des autres
    Et leur répondent avec les mots des autres
    Que faire d’autre
    Que d’écrire, comme les autres
    Et d’hésiter
    Et de chercher
    De pas trouver
    De s’emmerder
    Et de se dire ça sert à rien
    Il vaudrait mieux gagner sa vie
    Mais ma vie, je l’ai, moi, ma vie
    J’ai pas besoin de la gagner
    C’est pas un problème du tout
    La seule chose qui en soit pas un
    C’est tout le reste, les problèmes
    Mais ils sont tous déjà posés
    Ils se sont tous interrogés
    Sur tous les petits sujets
    Alors moi qu’est-ce qui me reste
    Ils ont pris tous les mots commodes
    Les beaux mots à faire du verbe
    Les écumants, les chauds, les gros
    Les cieux, les astres, les lanternes
    Et ces brutes molles de vagues
    Ragent rongent les rochers rouges
    C’est plein de ténèbre et de cris
    C’est plein de sang et plein de sexe
    Plein de ventouses et de rubis
    Alors moi qu’est-ce qui me reste
    Faut-il me demander sans bruit
    Et sans écrire et sans dormir
    Faut-il que je cherche pour moi
    Sans le dire, même au concierge
    Au nain qui court sous mon plancher
    Au papaouteur dans ma poche
    Ni au curé de mon tiroir
    Faut-il faut-il que je me sonde
    Tout seul sans une sœur tourière
    Qui vous empoigne la quèquette
    Et vous larde comme un gendarme
    D’une lance à la vaseline
    Faut-il faut-il que je me fourre
    Une tige dans les naseaux
    Contre une urémie du cerveau
    Et que je voie couler mes mots
    Ils se sont tous interrogés
    Je n’ai plus droit à la parole
    Ils ont pris tous les beaux luisants
    Ils sont tous installés là-haut
    Où cest la place des poètes
    Avec des lyres à pédale
    Avec des lyres à vapeur
    Avec des lyres à huit socs
    Et des Pégases à réacteurs
    J’ai pas plus petit sujet
    J’ai plus que les mots les plus plats
    Tous les mots cons tous les mollets
    J’ai plus que me moi le la les
    J’ai plus que du dont qui quoi qu’est-ce
    Qu’est, elle et lui, qu’eux nous vous, ni
    Comment voulez-vous que je fasse
    Un poème avec ces mots-là?
    Eh ben tant pis j’en ferai pas.

    Aimé par 2 personnes

  2. Absolument pas d’accord avec le texte de Tardieu :
    Les mots ne sont pas les outils du poètes, mais la matière (les matériaux) dont ils ont besoin pour créer.
    Reste à savoir ce que serait l’outil qui sert à les façonner, à les ordonner.
    La main, bien sûr, et la plume, mais autre chose d’autre, d’indéfinissable, qui aurait à voir avec le travail de l’imaginaire.

    J’aime

  3. Superbe article et superbes poèmes !

    Alors on les dispose en de grands cimetières
    Que les esprits fripons nomment des dictionnaires
    Et les penseurs chagrins des alphadécédets

    Ah ah ! C’est génial !

    Pablo Neruda fait aussi pétiller les mots et particulièrement dans ce texte de « J’avoue que j’ai vécu » :

    « Tout ce que vous voudrez, oui, monsieur, mais ce sont les mots qui chantent, les mots qui montent et qui descendent… Je me prosterne devant eux… Je les aime, je m’y colle, je les traque, je les mords, je les dilapide… J’aime tant les mots… Les mots inattendus… Ceux que gloutonnement on attend, on guette, jusqu’à ce qu’ils tombent soudain… Termes aimés… Ils brillent comme des pierres de couleur, ils sautent comme des poissons de platine, ils sont écume, fil, métal, rosée… Il est des mots que je poursuis… Ils sont si beaux que je veux les mettre tous dans mon poème… Je les attrape au vol, quand ils bourdonnent, et je les retiens, je les nettoie, je les décortique, je me prépare devant l’assiette, je les sens cristallins, vibrants, éburnéens, végétaux, huileux, comme des fruits, comme des algues, comme des agates, comme des olives… Et alors je les retourne, je les agite, je les bois, je les avale, je les triture, je les mets sur leur trente et un, je les libère… Je les laisse comme des stalactites dans mon poème, comme des bouts de bois polis, comme du charbon, comme des épaves de naufrage, des présents de la vague… Tout est dans le mot… Une idée entière se modifie parce qu’un mot a changé de place ou parce qu’un autre mot s’est assis comme un petit roi dans une phrase qui ne l’attendait pas et lui a obéi… Ils ont l’ombre, la transparence, le poids, les plumes, le poil, ils ont tout ce qui s’est ajouté à eux à force de rouler dans la rivière, de changer de patrie, d’être des racines… Ils sont à la fois très anciens et très nouveaux… Ils vivent dans le cercueil caché et dans la fleur à peine née… Oh ! qu’elle est belle, ma langue, oh ! qu’il est beau, ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l’oeil torve… Ils s’avançaient à grandes enjambées dans les terribles cordillères, dans les Amériques mal léchées, cherchant des pommes de terre, des saucisses, des haricots, du tabac noir, de l’or, du maïs, des oeufs sur le plat, avec cet appétit vorace qu’on n’a plus jamais revu sur cette terre… Ils avalaient tout, ces religions, ces pyramides, ces tribus, ces idolâtries pareilles à celle qu’ils apportaient dans leurs fontes immenses… Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée… Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leur fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n’ont jamais cessé ici de scintiller… la langue. Nous avons perdu… Nous avons gagné… Ils emportèrent l’or et nous laissèrent l’or… Ils emportèrent tout et nous laissèrent tout … Ils nous laissèrent les mots. »

    C’est un peu long mais tellement beau !

    Aimé par 1 personne

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