Parler

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Quand j’étais petite fille, le récit familial m’attribue une réplique jugée amusante, quoique révélatrice d’un défaut certain. Ma grand-mère, me voyant courir, m’aurait dit, espérant

sans doute m’inquiéter, « Quand tu seras vieille tu ne pourras pas courir comme ça ». Je me serais en effet arrêtée quelque temps, et j’aurais réfléchi avant de répondre « Oui, mais je pourrai toujours parler ». L’air joyeux avec lequel je repartis indique le soulagement que j’ai dû ressentir à trouver quelque chose à faire dans mon vieil âge. Mais il a renforcé tout le monde dans l’idée que j’étais une incorrigible bavarde.

Le bavardage m’a poursuivi durant ma scolarité, en annotations sur les bulletins. Grâce à ces mêmes bulletins, qui font des archives formidables, j’ai découvert que mon grand-père avait les mêmes annotations, ce qui prouve que nos ancêtres oublient leurs défauts à l’heure de nous faire des remarques. D’ailleurs, je n’étais pas bavarde pour entrer en compétition avec la parole des professeurs mais par amour immodéré de la conversation.

L’enfance est en effet une période de conquête de la conversation ponctuée de nombreuses frustrations. Il faut littéralement prendre la parole. A l’époque, les enfants ne parlaient pas à table, par exemple. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et on se surprend à reprocher à nos enfants d’être trop bavards, comme les professeurs. Quand, adolescents, ils ne parlent plus qu’à leur ordinateur, on est surpris de le regretter. Toujours est-il que, pour ma part, je me contentais d’écouter en piaffant d’impatience le moment où je pourrais mettre mon grain de sel, désireuse de participer à cette atmosphère si particulière de phrases qui passent de l’un à l’autre, rebondissent, s’enrichissent et finissent par créer la même légère griserie que le vin dans les verres. Je compris vite que l’humour était une qualité nécessaire pour être accepté dans ce cercle souvent rectangulaire (car les tables rondes prennent tant de place). La compétence sur les sujets sérieux (politiques, économiques, sociaux) venant très tard, l’humour et, par la suite, les échanges littéraires, en sont les préludes. Et finalement, ce sont peut-être les meilleurs échanges.

Je suis sans doute devenue spécialiste de l’Espagne à cause de la conversation. Les Espagnols passent leur vie à discuter. Ils ont créé la tertulia, une réunion de personnes en vue d’une bonne conversation, dont le nom vient de celui du couloir du dernier étage, le « paradis » des anciens théâtres espagnols, chez nous le poulailler. L’endroit où le populo discute, commente et intervient. Apostropher ceux qui sont sur scène rappelle la classe et ses élèves bavards. Mais dès qu’on parle en public, on suscite l’envie de débattre.

Je suis montée sur scène assez souvent. Dans des colloques, sont le nom est dérivé d’un verbe latin qui veut dire …parler. C’est là qu’on réalise qu’un colloque est un échange dans lequel on s’appuie sur l’écoute du public, même très éloigné, une atmosphère qui porte la parole ou tend à l’éteindre. C’est là que l’on mesure aussi que lire à voix haute et parler sont deux choses totalement différentes. Quoique certains, au théâtre, arrivent à fusionner les deux, ce qui est du grand art. Parler devant un public attentif (ou supposé attentif) est de toute façon une autre paire de manches et cette fois j’avais peur avant de parler. C’est pourquoi j’écris beaucoup avant.

Les colloques et les tablées sont finalement nos derniers lieux pour parler. Avec le lit. On ne parle plus au téléphone parce que c’est un ordinateur. On ne peut plus trop parler en dansant à cause du volume. On ne discute plus dans le métro parce que tout le monde a des écouteurs. Certains se vengent au bureau où, bien qu’absolument débordés, ils discutent deux heures dès qu’ils rencontrent un collègue. Mais il s’agit surtout de perdre du temps, de faire venir plus vite l’heure de la récré, comme à l’école.

Parler est l’une de ces choses qui démarrent la vie. A quel âge a-t-il parlé, s’est-il mis debout, a-t-il marché, voila ce que l’on note sur les carnets ou les albums photos. On relève le premier mot, les premières phrases et ce sont là de faibles traces pour un émerveillement. On parle à un bébé qui vagit, couine, pleure, rit et tout d’un coup il nomme. Il désigne le ciel, la lumière, le chocolat. Il vous parle. Parce que vous lui avez parlé. Parler, c’est d’abord  entendre. Écouter. Et le ciel, la lumière, le chocolat sont totalement neufs. Il les invente. On parle à nouveau pour la première fois.

3 réflexions sur “Parler

  1. Beaucoup de vérités dans votre article!
    Le monde change, on parle de moins en moins. Le portable et l’ordi semblent prendre de plus en plus de place… Merci pour ce savoir!
    Belle nuit à vous Aline!

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