Rhume

Pessoa_chapeu

Les poètes  n’écrivent pas uniquement sur l’amour ou sur les grandes questions universelles mais aussi sur le quotidien, parfois fort merveilleux. Nous en avons la preuve avec Bénédicte Rabourdin et son Gribouilloire. En voici une autre avec un mot de saison, un mot trivial, dans un texte du grand poète portugais Fernando Pessoa.

Le poème fait partie de l’œuvre de l’un des trois[1] hétéronymes de Pessoa, Álvaro de Campos, l’auteur de Bureau de tabac (1933), l’un des textes les plus fameux de Pessoa. Disciple de Walt Whitman, poète de l’absolu et du grand large, docteur Jekyll de Pessoa, Campos est, dit-il, le plus « hystérique » de toutes ses personnalités: « J’ai mis […] dans Álvaro de Campos toute l’émotion que je ne donne ni à moi-même, ni à la vie. »

Écrit à la première personne  le poème commence comme un échange banal, par une annonce que nous avons tous faite un jour ou l’autre : « J’ai un gros rhume ».  Il se poursuit avec beaucoup d’humour et cette auto-dérision dont Pessoa était coutumier (« Triste condition d’un poète mineur ! »). Sous le nom de Campos, Pessoa, à la fin de sa vie oscille entre le nostalgie, la résignation et le refus de l’attendrissement sur soi. Il s’apostrophe souvent. Le texte mêle aussi subtilement les manifestations physiques les plus ordinaires du rhume à des ouvertures sur LA physique ( « Et tout le monde sait comme les gros rhumes/Altèrent le système de l’univers ») voire la métaphysique. Le dernier vers opère la jonction avec ce surprenant « besoin de vérité et d’aspirine ». On retrouve aussi dans ce texte un glissement du vécu usuel du rhume (« Je ne me sentirai pas bien tant que je ne me verrai pas au fond de mon lit » ) à la problématique centrale de Pessoa, l’impossibilité d’agir dans le réel avec cette si belle image : « Je ne me suis jamais senti bien autrement que couché dans l’univers ».

 J’ai un gros rhume

 J’ai un gros rhume,
Et tout le monde sait comme les gros rhumes
Altèrent le système de l’univers.
Ils nous fâchent avec la vie,
Et nous font éternuer jusqu’à la métaphysique.

J’ai perdu la journée entière à me moucher.
J’ai mal confusément à tout mon crâne.
Triste condition d’un poète mineur !
Aujourd’hui je suis vraiment un poète mineur !
Ce que je fus autrefois ne fut qu’un désir : il s’en est allé.

 Adieu à jamais, reine des fées !
Tes ailes étaient de soleil, et moi ici-bas je m’en vais doucement.
Je ne me sentirai pas bien tant que je ne me verrai pas au fond de mon lit.
Je ne me suis jamais senti bien autrement que couché dans l’univers.

 Excusez un peu … le bon gros rhume bien physique !
J’ai besoin de vérité et d’aspirine.

Œuvres poétiques d’Álvaro de Campos

Fernando Pessoa

Pessoa est l’homme des paradoxes. Considéré comme le plus grand poète portugais moderne-mais ayant écrit aussi en anglais et en français-, il est mort pratiquement inconnu après avoir mené une vie obscure d’employé de bureau. Il n’avait alors publié qu’un mince recueil sous son nom, ce nom qui signifie « personne » en portugais. Il a pourtant participé à la vie intellectuelle du pays et n’a pas cessé de publier et éditer sous 43 pseudonymes dont il a doté les principaux, ses « hétéronymes » Alberto Caeiro, Álvaro de Campos et Ricardo Reis, de biographies, portraits physiques, signes de zodiaque (il a eu l’intention de s’établir astrologue en 1916) et styles différents.

Il est né à Lisbonne en 1888. Son père, critique musical, meurt en 1893 de la tuberculose. L’année suivante meurt son unique frère. Sa mère se remarie avec le Consul du Portugal à Durban où Pessoa apprends l’anglais.  Après son retour définitif d’Afrique du Sud en 1905, à l’âge de 17 ans, Pessoa s’installe à Lisbonne.

Deux ans après, grâce à un petit héritage reçu à la mort de sa grand-mère, il fonde l’imprimerie Ibis, Empresa Ibis – Tipografica e Editora, qui fait très rapidement faillite. L’année suivante, il entre au journal Comércio en tant que « correspondant étranger » et travaille comme traducteur indépendant pour différentes entreprises d’import-export, ce qui sera jusqu’à sa mort sa principale source de revenu. En 1915, il crée la revue Orpheu qui ne comptera que deux numéros et se montre anticonformiste jusqu’au scandale. En 1921, avec ses amis Augusto Ferreira Gomes et Geraldo Coelho de Jesus, il fonde la maison d’édition librairie Olisipo, dans laquelle il fera publier ses propres textes (English Poems I,II,III), mais aussi ceux de Almada Negreiro, Raul Leal et les Cançoes de Botto. À partir de 1922, il collabore assidûment à la revue littéraire Contemporânea, puis à la revue Athena qu’il a contribué à fonder en 1924, où il publie des poèmes et des traductions signées Pessoa, vingt Odes de Ricardo Reis, ainsi que des essais d’Álvaro de Campos et des poèmes de Alberto Caeiro. Enfin, spécialisé en «traduction commerciale»,  il fonde avec son beau-frère, le colonel Francisco Caetano Dias, le magazine Revista do Comércio e Contabilidade en 1926. Pessoa, par ailleurs, ne craint ni la polémique ni la satire (son sens de l’humour est notoire), donne des entretiens originaux à des journaux et des revues dans lesquels, par exemple, il fait le parallèle entre les monarchistes et le syndicat des chauffeurs de Lisbonne.

Théoricien de la littérature, inventeur du sensationnisme, ses vers mystiques et sa prose poétique ont été les principaux agents du surgissement du modernisme au Portugal. En 1927, lorsqu’une nouvelle revue, Presença, fait son apparition sur la scène littéraire portugaise, on peut y lire, sous la plume de José Régio, la consécration de Pessoa comme le « maître de la génération modernista ».

Fernando Pessoa a, pendant quelques années, une histoire d’amour avec une certaine Ophélia à laquelle il ne donnera pas de suite. De 1920 à sa mort en 1925, il recueille sa mère veuve et invalide, rentrée au Portugal. À partir de 1925, il vit avec sa sœur Henriqueta et son beau-frère le colonel Caetano Dias.

Il meurt d’alcoolisme le 30 novembre 1935. Une malle noire est retrouvée à son domicile de Lisbonne. Elle contient 27 543 documents, dont 18 816 manuscrits (3 948 dactylographiés, 343 glissés dans des enveloppes et 2 662 feuilles volantes) qui ne seront rendus public et mis à la disposition des chercheurs qu’en 1968. Ce désordre ne facilite pas l’édition de ces œuvres. Il faudra attendre 1982 pour découvrir Le Livre de l’intranquillité, considéré comme son chef-d’oeuvre.

Finalement reconnu comme l’un des grands écrivains portugais, Pessoa repose depuis 1985 au fameux monastère des Hiéronymites, sur les bords du Tage, auprès des cénotaphes de Vasco de Gama et de Camões.

Quelques sources

Fernando Pessoa sur Bibliomonde

Association Française des Amis de Fernando Pessoa 26, rue censier – 75005 Paris

Pessoa, sa vie, son œuvre par Inês Oseki, la République des lettres

Iooss Filomena, « L’hétéronymie de Fernando Pessoa. Personne et tant d’êtres à la fois », Psychanalyse, 2009/1 (n° 14), p. 113-128.

Site de la Maison Fernando Pessoa à Lisbonne

Bibliographie en français

 

[1] En linguistique, un hétéronyme est un mot ayant une orthographe unique, mais possédant plusieurs prononciations et sens différents. En littérature, un hétéronyme est un pseudonyme utilisé par un écrivain pour incarner un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier.

7 réflexions sur “Rhume

  1. « Rhume » fort bien arrangé^^, et tout aussi intéressant sur cet auteur que je connais peu et ai mis au programme de mes lectures cette année… après avoir lu un certain nombre d’articles prosélytes et bien documentés (comme le vôtre ^^) sur divers blogs. Merci 🙂

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