
Pointeuse. Musée de la mine, Saint-Etienne.
Autrefois, on disait pointer. Les ouvriers pointaient. On voyait des fiches glisser dans des appareils gris placés aux entrées des usines. Quand on allait au cinéma.
En ce qui me concerne, je badge. Je glisse une carte munie d’une bande magnétique dans un appareil bleu qui affiche Matricule 0845- c’est moi-09 :02-c’est l’heure de mon arrivée- 2 :43-c’est mon crédit horaire, ce que j’ai fait en plus des 7 :30 prévue par l’accord ARTT-c’est l’accord sur la réduction du temps de travail, celui avec lequel on était supposés embaucher.
Cela signifie que je suis là. Quelque part entre les murs de l’immeuble. On doit pouvoir mettre la main sur moi, même si je ne suis pas dans mon bureau. Est-ce qu’elle n’est pas en train de fumer en bas ? Alors, en réunion ? Aux toilettes ? Chez Chantal ? Aux archives ? Je suis là, j’ai badgé. Si j’étais sortie, j’aurais débadgé. Si j’avais dû sortir tout en travaillant, j’aurais demandé une autorisation de sortie. J’aurais coché FEX, formation extérieure, REX, réunion extérieure, REC, récupération des heures en plus, CA, congé annuel, RTT, réduction du temps de travail.
Badger a beau être plus euphémisé, il ne s’applique qu’aux subalternes. Les hautes sphères ne badgent point, tout comme les patrons ne pointaient pas. Badger est destiné à ceux que l’on pense ne pas travailler assez. Les chefs, c’est connu, travaillent trop. Comme ceux qui sont dans cet univers parallèle, le privé, seuls à travailler par opposition au public. Je me souviens d’un entretien d’embauche réalisé au téléphone avec un chef d’entreprise qui, doutant de ma motivation, m’indiqua « Vous savez dans le privé on travaille beaucoup, sans compter ses heures, et on termine tard ». Cette dernière remarque, qui lui vaudrait aujourd’hui un procès en discrimination, visait à me dire que la maternité était incompatible avec le travail dans le privé. Ou du moins, quand on ne gagne pas assez pour ne pas avoir à s’occuper de ses enfants et qu’on est une femme. Comme j’avais déjà un autre travail, je pus lui rétorquer que les réunions tardives si françaises visaient à permettre aux messieurs d’arrivée après que les enfants soient douchés, nourris et couchés par leur épouse. Il n’apprécia guère. Quant à la première partie de sa phrase, elle me fait encore sourire. Assumer un travail chiant et répétitif dure plus longtemps qu’élaborer d’excitantes stratégies. Et j’avais bien observé mon père, le directeur général de société, qui passait une bonne partie de son temps de travail (non badgé) dans des avions, des congrès, des repas d’affaires interminables et bien arrosés, voire au Lido avec quelques chefs d’entreprises.
Paradoxalement depuis que nous badgeons, beaucoup travaillent moins. Par contre, ils ont plus de congés car la CGT, fidèle à sa doxa, a puissamment milité pour que tout le monde badge pour récupérer des heures. Certains rallongent donc tous les cafés pour prendre plus de vacances tandis que les cadres sont mal vus s’ils les prennent (les cadres sont censés badger mais ne pas récupérer et personne ne les défend, surtout pas la CGT) et que les chefs planent au-dessus de ces contingences. L’amusant dans tout cela, c’est que la pointeuse fut instaurée en citant en exemple une championne de la triche toutes catégories, qui pouvait être à Lima tout en prétendant être au bureau. Depuis que nous badgeons, elle continue d’ailleurs, commençant par tricher en échangeant son badge, puis en tombant malade (harcèlement moral du badgeage). Les membres des ressources humaines, les RH, soupirent. On ne peut rien faire. Du coup, ils se vengent sur ceux qui badgent (Rendez-vous dentaire pour une opération- ah non ce n’est pas un hôpital, grève RATP- ah il faut une attestation, deuil- ah c’est un parent trop éloigné…).
Badger accentue le running. Tous les pépins de transport stressent deux fois plus, que ce soit les caténaires, les accidents graves de voyageurs, les incidents voyageurs, les grèves pour agression d’un conducteur, les autres grèves, les colis suspects, les incidents techniques. Badger fait compter les minutes pour faire ses heures, faire son temps tout en ayant le temps de faire ses courses, d’aller chercher son enfant, chez le médecin, de récupérer les chaussures ou la teinturerie. Badger rend adepte des courses à Chatelet-Les-Halles. Pas de perte de temps, on chope tout en runnant, les escarpins, le pain, les fruits.
Pourquoi ne donne-t-on pas son temps sans compter, soupirent les chargés des ressources humaines et du logiciel Chronos (le nom est amusant, non ?). C’est juste qu’avant on ne comptait pas trop, c’est vrai. Mais on nous a dit que le temps de travail c’était 35 heures par semaine. Et qu’on allait badger. Alors on compte. On fait des calculs d’épicier, ce n’est pas ce que vous vouliez ? Le temps devient rare. Comment ça rare ? me répond le gestionnaire du logiciel, mais les journées font toujours 24 heures. Difficile à contester. Mais le temps s’échappe bizarrement. Plus on le compte plus il se réduit. C’est un phénomène métaphysique. Le temps s’effiloche dans le RER où tout le monde se trouve en même temps, les files d’attente, dans toutes les activités que l’on fait à la place des autres, depuis les caissiers de supermarché qui vous regardent empiler vos affaires, saisir la carte bleue, faire le code et tenter de dégager pour le suivant, jusqu’aux relances par courrier et relecture de pages et de pages de contrats mal écrits de tous ceux qui ne font pas leur travail, tout en faisant leurs heures, la consultation des normes à respecter, la discussion avec le pharmacien qui conteste l’ordonnance de votre médecin et vous propose « des plantes plutôt », la lecture de notices de plus en plus subtiles destinées à égarer l’acheteur, le remplacement d’appareils obsolètes après deux ans, l’attente du livreur qui passera entre 8 et 18 heures, le rendez-vous à l’hôpital que l’on doit prendre sur place parce que le téléphone n’est jamais décroché au numéro prévu malgré la présence sur le lieu de travail de ceux qui sont censés y répondre, tout ce temps n’est pas compté dans les 24 heures, pas défalqué des 35 heures. Il s’évapore.
Du coup, les RH et les managers ont inventé de nouveaux outils (informatiques comme il se doit, les informaticiens nous tuerons tous) : tableaux Excel, suivi d’activité, chiffrage des résultats etc). C’est à cette seule condition que les français envisagent éventuellement pour un de ces jours d’instaurer le télétravail, cette abomination anti pointage.
Mon grand-père racontait une histoire restée célèbre dans la famille. Elle se déroule dans le Béarn, lieu suranné et dans des temps tout aussi surannés. Un électricien des environs (un autoentrepreneur pour les modernes), était venu installer des lampes imaginées par mon grand-père, assez typiques de son effort de synthèse entre le monde paysan et celui de la modernité enrichie : des jougs de bœufs nantis de cloches dans lesquelles deux ampoules éclaireraient le billard français acheté d’occasion dans un bistrot des environs. Le travail fut fort long et l’électricien, juché sur une échelle robuste (il n’avait pas encore interdiction de monter à une certaine hauteur sans échafaudage) réussit pleinement. Il demanda une somme que mon grand-père jugea ridicule et, comme le futur autoentrepreneur insistait pour l’estimer bien calculée, le grand père posa la question :
– Et le temps que vous y avez passé, monsieur Loustau, vous l’avez compté ?
– Oh s’il fallait compter le temps ! répliqua-t-il.
Bien vu et joliment dit !
Mais si « plus on compte le temps plus il se réduit », vous en décrivez trop bien les effets pour croire que c’est « métaphysique ».
C’est institutionnel, hein : le social qui se cristallise en pratiques récurrentes promptement saisies par le droit puis par le politique et par la problematisation bavarde des « questions de société »…
Disons que le temps de chaque chose se réduit à proportion du nombre de choses que se soumet l’empire du chronomètre.
Et là je vous rejoins sur la métaphysique : cette manie chronométrique engage quelque chose de notre rapport à ce qui nous dépasse. Comme l’effet de notre panique devant la mort, nous habitants d’un monde qu’a déserté toute perspective soteriologique ?
Cdt
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Merci pour votre commentaire et pour votre réflexion !
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Le hasard et l’ironie voudraient que je lis votre billet juste après m’être livrée à une première : la veille de la rentrée de mon mari (profession libérale… un gentleman spychanalyste qui n’est jamais réellement entré dans le secte des spychanalystes, et a toujours.. PRIS le temps de faire de la musique, lire des histoires à ses enfants avant le coucher, même leur faire faire leur musique durant la journée, car il travaille à la maison…), j’étais à genoux en train de passer la serpillière en frottant sur le carrelage pour que ça soit propre pour demain.
Aucun des engins modernes ne fait bien ce travail maintenant, et après tout, cela me semble mieux pour les abdominaux que de faire du sport en salle. En faisant ce travail qui permet quelques satisfactions, j’ai eu une pensée pour la dame il y a très longtemps qui, lors d’une émission de télé que vous auriez pu voir, disait qu’elle se sentait tout près de Dieu quand elle faisait son repassage. Tollé des lecteurs de Télérama, pour un certain nombre, qui pensaient encore et toujours que Dieu se manifeste lors des sommets du G8, en costume cravate, à défaut de beaux costumes ecclésiastiques (avouez que le luxe et la classe étaient plus luxueux, et plus classe AVANT..) Deuxième pensée pour cet « homme » illuminé qui avait eu l’idée impensable de se mettre à genoux PAR TERRE, prendre une bassine, et laver les pieds de ses disciples.. COMME UN ESCLAVE, et non pas leur.. maître, et qui les a laissés bouche bée et interdits devant ce scandale qui.. RESTE SCANDALEUX. Le.. Maître ? le patron ? à genoux par terre en train de laver les pieds de ses ouvriers, (badgés ou pas) ???
Et oui, nous arrivons au stade où il devient évident qu’il ne suffit pas de gagner de l’argent, et même beaucoup d’argent, pour ne pas être un esclave aux yeux de quelqu’un ou de la société. Nous avons pensé que nous allions pouvoir faire une impasse durable sur « ton ariston » (« les meilleurs »), et nous devrions constater l’impossibilité structurelle d’éliminer… « les meilleurs » dans les têtes, même les têtes des pauvres, d’ailleurs.
Retour à la case départ… et une nouvelle réflexion douloureuse s’impose.
Mais à partir du moment où on commence à susurrer qu’il y a des travaux dignes, et des travaux.. indignes, et bien, on entérine une société basée sur l’esclavage, dans les têtes. Et même l’argent n’enlèvera pas la perception du mépris de son prochain…(Se souvenir que Platon a fondé sa république sur le dos d’une main d’oeuvre corvéable à merci…)
En attendant je prendrai le temps de me mettre par terre pour passer la serpillère. Cela me permet de rester humble, et un peu près de Dieu. Et de faire mes abdominaux gratis, et avoir une maison à peu près propre, par dessus le marché.
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Je croyais qu’on avait toujours compté le temps de travail. Avant les 35h c’était les 39, et encore avant les 40, etc. Il faut bien légiférer pour empêcher qu’on fasse travailler les gens 18h par jour même le dimanche. Mais, certainement, on va y venir, on est sur la pente descendante.
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Bien sur il y avait une durée légale, mais on n’avait pas toujours ces systèmes de pointage et cette idée de réduction du temps de travail sans réduction de la quantité de travail ni augmentation des effectifs…un peu la quadrature du cercle. Donc, avantage ou pas, le débat est possible…
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Oui, si on doit effectuer le même travail sur un temps réduit, c’est plutôt stressant. Mais ce n’était pas dans ce sens qu’on avait inventé les 35h.
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Quel beau témoignage, et quelle belle analyse… moi qui suis à la retraite et qui, de toutes façons n’ai jamais pointé, soumis seulement au respect des heures de début et de fin des cours, je mesure l’étendue de ce à quoi j’ai échappé et par un retour sur moi-même, je me sens presque honteux d’avoir acquis de ce fait une conception du temps qui n’est probablement pas celle qu’ont mes semblables. La retraite, magnifique saut dans le vide où les repères temporels sont abolis.
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Merci beaucoup pour ce commentaire !
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