Leurre

1992

À vous je donne sans me livrer dites-vous

J’apprends à ouvrir les pages humides

À déposer en vous une larme du passé

Je leurre en moi l’amour, vous reculez, j’appelle

et coule les fards maternels dans vos yeux

Je vous rends à ce temps où je rêve de nous

Vous dites nommer est une jouissance

Je peine à me déshabiller sans retour

2022

Vous, pour m’interdire l’espoir de sentir durcir en moi le désir de nous

Toi, banni de ma bouche pour décevoir doucement chaque rencontre avec vous

Moi, désunie infiniment dans les mots sensibles que tu bois jusqu’à ma lie

Nous, inexistence féconde, échancrure d’une terre avide de submersion – vous l’eau transparente, moi la source introuvable

Chercher, trouver, oublier, tous nos verbes se perdent dans l’intensité de mon sexe battant

7 réflexions sur “Leurre

    • Merci Laurent, je suis heureuse que ces textes qui se répondent à trente ans d’écart rendent sensible la permanence et la transformation de cet élan. Vos belles photographies révèlent les vibrations silencieuses des âmes. Peut-être faisons nous un travail similaire avec nos échos poétiques, révélant ce qui, au-delà même des cris, des gémissements, et des paroles attendues, fait silence et s’enfuit. https://monserratphotography.art/branche

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      • Bonjour Aline et merci pour votre commentaire. La « permanence », voilà un bien joli terme. Je ne sais pas au juste si je peux prétendre m’inscrire dans cette perspective, mais il n’en demeure pas moins qu’en produisant un tant soit peu d’art, ou du moins ne serait-ce qu’en y aspirant, nous cherchons à décrire le temps qui passe, à remonter son fil en espérant renouer avec une forme de congruence, de persistance des temps passés.

        Au plaisir de lire vos prochains textes,

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  1. Lire votre poésie est toujours une parenthèse de bonheur. Les mots sont d’un réconfort sans pareil pour transcender notre quotidien, les joies ou les malheurs de notre vie et du monde. Y compris quand ils sont impuissants à dire les choses. Leurre en est l’illustration parfaite.
    Le poème de 1992 exprime une situation de double contrainte impossible à dépasser : l’injonction de se livrer, de se mettre à nu et ce désir sexuel mais qui ne peut se concrétiser ni être dit. Ce poème mime consciemment (ou pas) un entretien qui se déroule durant une cure psychanalytique. Du moins, il en reproduit la situation d’énonciation. L’adresse poétique exprime le désarroi d’une femme pour qui plonger dans le passé est une démarche douloureuse. C’est dit avec beaucoup de pudeur, de retenue, ce qui accentue par contraste la détresse ressentie par la poétesse: « J’apprends à ouvrir les pages humides
    À déposer en vous une larme du passé ». Il exprime l’impuissance à dépasser cette relation interdite, le « nous » du deuxième poème dans les deux derniers vers du premier poème.
    « Vous dites nommer est une jouissance
    Je peine à me déshabiller sans retour »
    Comment pourrait-elle se livrer, se « déshabiller » (notons la polysémie du mot) puisqu’elle ne peut énoncer « nommer » une relation impossible, voire tabou ?
    Le second poème, de 2022, bâti sur les oppositions des pronoms personnels illustre magnifiquement cette double contrainte. Le « Vous », que l’auteur du premier poème tente de s’imposer pour mettre à distance la relation impossible et interdire tout rapprochement des corps que le « toi » appelle. Le vers suivant : « Moi désunie infiniment dans les mots sensibles que tu bois jusqu’à la lie » traduit parfaitement l’état de confusion dans lequel se trouve la patiente. Le thérapeute tient sa position de réceptacle neutre, un peu comme ces photographes animaliers qui filment l’agonie d’un animal en s’interdisant d’intervenir dans le cycle de la nature. Parce que c’est son rôle , il observe la patiente se débattre avec les mots qui ne le sont plus d’aucun secours pour sortir d’une situation schizophrénique, situation résumée dans le vers suivant : « Nous, inexistence féconde, échancrure d’une terre avide de submersion – vous l’eau transparente, moi la source introuvable »
    Le langage est impuissant à combler le vide que l’impossibilité du « nous » creuse dans son corps : « … tous nos verbes se perdent dans l’intensité de mon sexe battant ».
    A la lecture de ce poème en miroir, le lecteur s’incline devant ce désespoir sublimé par le langage poétique.

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    • Merci à vous ! Outre qu’il est toujours formidablement encourageant de voir son travail procurer un plaisir au lecteur, votre analyse de ces textes est très précieuse pour nous: c’est la confirmation que nous parvenons à transmettre et à traduire des émotions et un retour plus distancié qui éclaire notre projet.

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