Il existe bien des poèmes sur la chambre, sur ce lieu organisé autour du lit, lieu de l’intime, de la naissance à la mort, dont l’historienne Michelle Perrot écrit « L’ordre de la chambre reproduit l’ordre du monde dont elle est la particule élémentaire ». J’ai choisi celui d’un ami poète, Didier Coste, dont j’aime tant les sonnets et le regard sur le monde et la poésie.
Dans ces trois sonnets en alexandrins, on se laisse emporter par un rythme semblable à celui des vagues de la mer évoquées dans le premier quatrain, qui font écho au temps qui passe mais aussi revient (Et de saisons combien pour qu’en cette chambre/Le printemps revienne comme il vint en décembre). On se laisse emporter aussi par le subtil équilibre du lyrisme et de l’humour, du sourire plutôt, comme dans les deux quatrains du II
Soleil et nuages, toutes les métaphores
Qu’il fait, le livre et le drap l’un et l’autre ouverts
Désignent la prose qui coule sous le vers,
Le puits profond du sommeil que la chambre fore.
Le puits avait sa maison au fond du verger,
Le voici revenu sur le devant du rêve,
Avec la sûreté du cliché, du galet sur la grève
Et du voyageur qui apporte son manger.
Le dernier sonnet évoque la mort (La nuit redoutée n’a pas fini de descendre) et la perte de ces mots qui sont, peut-être, le trésor du poète, et, en tous cas, notre relation aux autres et au monde. Vous imaginez combien j’y suis sensible de même que je suis sensible à la façon dont on « voit » cette chambre qu’il évoque, le va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur…
Enfin, le poème fait allusion à un personnage de la mythologie grecque, Héro, prêtresse de Vénus, qui demeurait à Sestos, une ville située sur les bords de l’Hellespont, du côté de l’Europe en face de la cité d’Abydos, du côté de l’Asie, où demeurait le jeune Léandre. Celui-ci, devint amoureux d’elle, s’en fit aimer, et passait à la nage l’Hellespont, là où le trajet était de huit cent soixante-quinze pas. Héro tenait toutes les nuits un flambeau allumé au haut d’une tour, pour le guider dans sa route. Après plusieurs entrevues, la mer devint orageuse ; sept jours se passèrent : Léandre, impatient, ne put attendre le calme, se jeta à la nage, manqua de force, et les vagues jetèrent son corps sur le rivage de Sestos. Héro, ne voulant pas survivre à son amant, se précipita dans la mer. Cette histoire a inspiré de nombreux poètes comme Musée[1], Friedrich Schiller, Pierre-Jacques-René Denne-Baron et Christopher Marlowe, des écrivains comme Straparola et Milorad Pavić (L’Envers du vent), des peintres comme Théodore Chassériau et Jean-Joseph Taillasson, l’américain Cy Twombly, le flamand Rubens ou encore le britannique William Turner ou enfin les compositeurs Alfredo Catalani et Augusta Holmès. Il existe une tour de Léandre à Istanbul et Lord Byron effectua la traversée entre Sestos à Abydos en une heure et dix minutes en 1810. Didier Coste choisit d’évoquer Héro se baignant au pied de la tour, d’où elle se regarde…
Didier Coste écrit beaucoup sur la poésie et l’un de ses articles apporte un éclairage supplémentaire à ces beaux textes sur la chambre. Réfléchissant à l’art poétique il pose plusieurs questions et je démarre ma citation par la troisième
Si la notion de « poésie » se limite à un lyrisme personnel exacerbé se voulant primitif et primordial (la pure fonction expressive, le cri) ou au contraire s’astreint à enregistrer la mort de l’auteur (ce qui est bien autre chose que la disparition élocutoire mallarméenne) et à laisser la prose du monde occuper telle quelle tout l’espace libéré par le sujet, y a-t-il encore une voix pour le dire ?
Parcourant l’histoire de la poésie et de ses débats, il évoque
Rilke [qui] intime à Kappus de ne solliciter ni conseils ni jugements, ce qui, tout en restant à l’opposé de Boileau, pour qui il est indispensable de bien s’entourer de lecteurs doués de raison, de ratio — qui ne soient ni flagorneurs ni sycophantes, mais justement sévères, exacts —, revient déjà à dispenser un conseil essentiel et, note Maulpoix, à préparer la livraison « de quelques éléments clés d’une poétique [9] ». Or la justification du conseil de non-conseil, de la critique de la critique, et du jugement qui n’ose dire son nom, est révélatrice, précisément, du statut de l’art poétique chez Rilke et en son temps. Cet « inexprimable » des oeuvres d’art, qui rend « superficielle » la moindre tentative critique, ne saurait être dissocié d’un inexprimable premier (« la plupart des événements sont indicibles, se produisent au sein d’un espace où n’a jamais pénétré le moindre mot [10] »), d’un ineffable que la poésie a pour tâche de dire : « et plus indicibles que tout sont les Oeuvres d’Art, existences mystérieuses dont la vie, à côté de la nôtre, qui passe, est durable [11] ».
Le paradoxe est plus noué qu’il n’y paraît d’abord, car il est à plusieurs étages, mais après un tremblement de terre : a) les événements du monde sont indicibles ; b) la poésie a pour entreprise de dire cet indicible (ou, à défaut, son indicibilité) ; c) le poème est un événement du monde que la critique ne saurait exprimer (dire, décrire) ; d) donc, implicitement, le poème serait le seul art poétique possible, un art poétique négatif, qui ne peut dire que l’impossibilité de dire…
Venant à sa pratique, il écrit
la nécessité de la justesse du sonnet pour tenter de rendre hommage à celle d’une pensée, d’une voix et d’un être corporel qui n’étaient pas les miens…tout cela m’a conduit par étapes à faire feu de la vacance native du discours poétique afin qu’il puisse devenir — sait-on jamais ? — comblé d’écoute, lieu d’accueil de l’autre, du petit autre réel, grand de son petit « a ». Le poème, qui n’est rien d’abord que manque, défaut et désir, s’équipe pour accueillir l’autre voix, l’autre langue, l’autre parole, et que l’autre, tout autre, puisqu’il n’y a pas d’abord de « soi » et jamais de « soi-même », en fasse — s’il y consent, s’il y prend goût — sa demeure, ou du moins l’un de ses séjours.
On lui a reproché, semble-t-il, dans ses sonnets, des chutes inégales à ses attaques mais « un poème, le sonnet surtout, ne sait pas finir, il ne sait qu’anticiper, appeler un commencement qui ne viendrait pas de lui mais à lui. »
Chambre II
1
Combien d’années faut-il pour mûrir une voix
Et de saisons combien pour qu’en cette chambre
Le printemps revienne comme il vint en décembre
Et qu’il y ait toujours ici plus qu’on n’y voit ?
La mer qui fut ton bain, la vague qui autour
De toi se taisait, les grandes baies, la terrasse
S’y ouvraient, les panneaux du temps glissaient sur place,
Héro nageait en bas, se voyant de sa tour.
Le thé versé, la voix mûre, le feu éteint,
La chambre est sortie du confin de ses odeurs
Pour trouver au dehors la lavande et le thym,
Les jardins ont gagné sur la mer et l’ardeur
Des bouquets prétend que notre ancien monde est un,
Qu’il n’a rien en passant perdu de sa candeur.
2
Soleil et nuages, toutes les métaphores
Qu’il fait, le livre et le drap l’un et l’autre ouverts
Désignent la prose qui coule sous le vers,
Le puits profond du sommeil que la chambre fore.
Le puits avait sa maison au fond du verger,
Le voici revenu sur le devant du rêve,
Avec la sûreté du cliché, du galet sur la grève
Et du voyageur qui apporte son manger.
Il y aura encore un lot de matins blèmes
Posés sur les tuiles des pigeons solennels,
Ou des tourterelles aux plumes café crème.
Rien ne dérange la chambre de l’éternel
Désir que, dans nos yeux, son éternité même,
Un mourir élégant dans un soupir formel.
3
Quand le regard involontairement se lève
Et se pose sans voir sur le marbre déçu,
Tous les mots que l’on croyait un jour avoir sus
S’effacent à nouveau, il n’y a pas de trève.
Dans le cillement cligne le vase brisé
Mais aussi sur les ailes retombées des cendres
La nuit redoutée n’a pas fini de descendre,
La pendule absente au livre qu’elle lisait.
Il reste la vue et il reste les fenêtres
Donnant encore sur tout ce qui nous fut pris,
Le toucher et la mer, l’instant qui vient de naître,
Annulant enfin dans son prisme d’eau le bris
De la pendule et du vase irisé, de l’être,
Des mots exacts que l’on pensait avoir appris.
Paysages (sonnets) Dans Po&sie 2012/3 (N° 141), pages 47 à 58
Didier Coste
Il est né à Mussidan (Dordogne) en 1946. Il est poète, écrivain, traducteur (de Reinaldo Arenas, Manuel Puig, José Donoso, Camillo Torres, José Lezama Lima, Herbert Marcuse, Steven Milhauser, Luke Rhinehart…) et universitaire. Je l’ai connu au temps de la Fondation Noésis qu’il avait fondée à Calaceite, en Espagne.
Bibliographie (extrait) :
* Environs d’un temps, poèmes (Minuit, 1963).
* La Lune avec les dents, roman (Minuit, 1964).
* Je demeure en Sylvia, récit (Minuit, 1966).
* Le Voyage organisé, roman (Le Seuil, 1968).
* Journal exemplaire d »une enquête en province (Le Seuil, 1969).
* Pour mon herbe, poèmes (Le Seuil, 1970).
* Le Retour des cendres, théâtre (L’Âge d’Homme, 1972).
* Vita Australis, poésie (Flammarion, 1981).
* Le Récit amoureux, dir. avec Michel Zéraffa, (Champ Vallon, 1984).
* Narrative as communication (University of Minnesota Press, Minneapolis, 1989).
* XII élégies (Parvula / Noésis, Barcelone, 1990).
* La Leçon d’Otilia (La Différence, 1995).
* Textos de Penélope, dialogos con Didier Coste, cosigné avec Bernardo Schiavetta (Alcion Editora, 1999).
* Days in Sydney, roman (Agnès Viénot, 2005).
Interview par un autre poète, Bernardo Schiavetta Texto de Pénélope
Sur Academia.edu
Sur Wikipédia
Un grand merci pour cette lecture très juste et sensible à la dialectique des humeurs (rasa) inscrites et projetées dans mes « paysages » tant extérieurs (tels qu’en eux-mêmes la supposition de leur existence les change, pourrait dire Wallace Stevens) que formellement composés dans la chambre lyrique, car il n’échappera à personne que les quelques instruments ou voix qui s’y accordent et discordent en polyphonie sont ceux d’un orchestre de chambre: en tendant le regard, tout s’y distingue. De même, bien entendu, dans ma poésie de langue anglaise, qu’elle s’appuie encore sur le tournage du sonnet, ou qu’elle se module longuement jusqu’à un éphémère accord, à l’exemple d’un raga, comme dans mes Indian Poems (Writers Workshop, Calcutta, 2019).
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Merci Didier pour ton commentaire qui enrichit beaucoup ma lecture de ton texte…
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Merci de cette découverte et de ces sonnets. Le troisième faut résonner le souvenir du sonnet en X de Mallarme.
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Tout à fait exact, bien que sans nul ptyx! Et quoique je sois trop imprégné de Mallarmé pour m’en être rendu compte en écrivant ces sonnets il y a 7 ans environ, peu de temps avant de mettre fin à mon œuvre poétique française avec les 60 sonnets de ma « Composition sans titre, » à l’été 2012. Merci de m’avoir signalé cette présence d’outre-temps. Ma relation avec Mallarmé se poursuit depuis, en anglais, mais mon aventure avec le sonnet,, qui dura vingt ans, est bien terminée.
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